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se remuent dans cette classe aux couches profondes qui embrasse près de vingt-cinq millions d’hommes. L’émancipation, je me borne à le rappeler, repose sur un système de rachat par termes successifs après une période transitoire de deux années, dont une va être bientôt écoulée. C’est une transaction à laquelle les paysans ne semblent nullement disposés à se prêter. La liberté à leurs yeux, c’est sans doute l’affranchissement du travail obligatoire, mais c’est aussi, c’est surtout la propriété sans nulle condition de la terre qu’ils occupent. Aucune force humaine ne saurait leur inculquer cette idée que la terre qu’ils arrosent de leur sueur depuis le temps de Boris Godunof, qui reste dans leurs mains en se transmettant de père en fils, soit une propriété seigneuriale, et qu’ils soient obligés de racheter ce qu’ils considèrent comme leur bien. « Nous appartenons aux seigneurs, disent-ils ; mais la terre est à nous. » Rien ne peut leur ôter cette conviction. Les troubles qui ont éclaté dans presque toutes les provinces, et qui se renouvellent fréquemment, tiennent à ce que les paysans n’ont pas compris le manifeste impérial et l’ont interprété à leur façon. Sur plusieurs points, il y a eu des fourbes qui ont fait circuler parmi les serfs de faux manifestes. À Kasan, un de ces prétendans si fréquens en Russie est apparu prenant le titre d’empereur. Ce nouveau Pugatchef fit croire aux paysans qu’il était Alexandre II, chassé par la noblesse de Saint-Pétersbourg, venant chercher un asile parmi eux et leur apportant le vrai manifeste, car celui qu’on leur avait lu dans les églises était, disait-il, fabriqué par la noblesse. Il rassembla autour de lui près de quinze mille serfs et se retrancha aux environs de Kasan. On envoya des troupes ; il y eut deux cents paysans tués et mille blessés. Ce singulier usurpateur fut pris lui-même et fusillé. De semblables massacres ont ensanglanté différentes provinces, surtout dans la partie orientale et méridionale de la Russie. Quand on emploie les armes, les paysans s’apaisent pendant quelque temps ; mais partout ils attendent avec impatience l’expiration de cet état transitoire de deux ans qu’on leur explique vainement à l’aide de la force, comptant toujours qu’à cette époque l’empereur leur laissera leurs terres gratuitement et même distribuera entre eux les domaines seigneuriaux. Ces pauvres paysans sont assez naïfs dans leurs idées : ils croient fermement par exemple que l’empereur fera aux seigneurs des pensions avec l’argent du trésor, et les contraindra à rester dans les villes. Qu’arrivera-t-il à cette terrible échéance de l’expiration de l’état transitoire ? Les troubles les plus graves sont assurément à redouter. On entrevoit à peine la possibilité de maintenir cette condition du rachat, contre laquelle se soulèvent déjà les serfs rendus à la liberté, et on touche ici à une de ces situations comme celle où