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gouvernement. Qu’on le remarque bien : ce qui se passe aujourd’hui en Russie n’est pas sans analogie avec ce qui se passait dans les états pontificaux à l’avènement de Pie IX en 1846. À cette époque aussi, il y avait à Rome un pouvoir ne sous des auspices libéraux, mais incertain, placé en face d’une population qui ne lui était nullement hostile d’abord, qui le devançait bientôt, puis lui échappait, et ce pouvoir gagné de vitesse, tantôt cédant, tantôt résistant, mais reculant toujours devant une transformation nécessaire, arrivait par degrés à n’avoir plus, comme le disait Rossi, ni l’autorité traditionnelle d’un vieux gouvernement, ni la vigueur d’un gouvernement nouveau.

Le malheur est qu’à travers ces oscillations le gouvernement russe, par faiblesse au moins autant que par une résolution bien mûrie, semble finir par se fixer dans une politique de réaction qui n’est qu’un aiguillon de plus pour le mouvement. Cette réaction, après avoir eu des phases successives ou intermittentes, s’accélère aujourd’hui sous l’influence d’une crainte un peu effarée, sous le-stimulant des manifestations multipliées de l’opinion. La première chose contre laquelle le gouvernement ait tourné ses efforts, c’est la littérature. Pendant les trois ou quatre premières années du règne d’Alexandre II, la littérature russe jouissait, on l’a vu, d’une certaine liberté de fait ; à mesure qu’elle a grandi et qu’elle est devenue une puissance, les partisans de l’absolutisme, les généraux, les dignitaires n’ont plus eu d’autre pensée que de faire revivre dans toute sa force la censure telle qu’elle existait sous l’empereur Nicolas. Ce qui les irritait, c’était moins la discussion des questions de politique générale ou l’étude des institutions libres de l’Occident que cette littérature qui a reçu le nom de littérature accusatrice : guerre de pamphlets, d’allusions, de saillies acérées, de caricatures, de journaux humoristiques. Cette guerre les exaspérait. Ils arrivaient dans les conseils, tenant chacun quelque journal à la main, se montrant mutuellement les passages qui les blessaient, et se tournant vers M. Kovalevski, alors ministre de l’instruction publique, dont ils accusaient l’humeur tolérante. Les plaintes s’élevaient jusqu’à l’empereur, à qui on représentait que cette littérature ne respectait rien, qu’elle allait manifestement à une révolution, et l’empereur, qui lit peu, répondait qu’effectivement il fallait mettre un frein à la littérature.

On ne se hâtait pas cependant, on se bornait encore à quelques sévérités nouvelles, qui ne faisaient qu’aiguillonner les écrivains, lorsqu’une sorte de coup d’état fut décidé. On résolut de détacher la censure du ministère de l’instruction publique pour en faire une administration distincte, une direction générale avec deux grandes