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nommé pour résoudre un problème historique fort agité en Allemagne et en France dans ces derniers temps, et qui suscitait hier encore de très vifs débats au sein d’une savante compagnie : nous voulons parler de la question des véritables origines du panthéisme de Spinoza. Depuis que la philosophie cartésienne a été parmi nous l’objet d’une si vive curiosité et d’un si grand nombre de doctes travaux, on s’était volontiers accoutumé à ne voir dans Spinoza qu’un frère jumeau de Malebranche, un fils de Descartes, fils légitime, bien qu’indocile, et que son père eût volontiers désavoué. Or voici qu’un maître illustre vient tout à coup s’inscrire en faux contre cette opinion, que lui-même a plus que personne contribué à propager. Niant résolument les rapports de filiation les plus essentiels reconnus jusqu’à ce jour entre le disciple et le maître, M. Cousin déclare qu’il faut chercher partout ailleurs que dans Descartes les origines du spinozisme, et nous propose de les demander à la kabbale et au Moré Neboukhim. À ce compte, l’auteur de l’Éthique ne serait plus qu’un fils tardif du vieil Akhiba, un kabbaliste déguisé en cartésien, ou simplement peut-être un disciple hardi de Maïmo-nide, de Moïse de Narbonne, de Léon Hébreu, tout enfin, excepté un fils de Descartes. Et voilà Descartes débarrassé d’un disciple si compromettant, et voilà du même coup la philosophie française à l’abri de ce poids énorme que le nom de Spinoza semblait faire peser sur son repos et ses destinées.

Assurément la question est grave, elle mérite d’être discutée à fond, et si on n’avait pas d’ailleurs toute sorte de bonnes raisons pour lire le grand ouvrage de Maïnionide, ce seul problème vaudrait la peine de s’y arrêter.


I

Mais, avant de parler du Guide des Égarés, il faut en faire connaître l’auteur.

Moïse ben-Maimoun (c’est son véritable nom) est un Juif d’Andalousie du XIIe siècle[1]. Il naquit à Cordoue le 30 mars 1135. Fils d’un homme instruit, son éducation fut libérale. Il eut pour maître aux écoles juives un disciple du fameux Avempace (nom défiguré d’Ibn-Babja) et fréquenta aussi les écoles arabes, où il trouva pour condisciple un fils de l’astronome Geber de Séville (Djâber ben-Allah), bien connu des arabisans. À peine avait-il treize ans que la conquête de Cordoue par Abd-el-Moumen, le farouche et fanatique chef de la

  1. Pour la biographie de Maïmonide, M. Franck, Études orientales, pages 317 ot suiv. — Comp. M. Munk, Mélanges de philosophie juive et arabe, pages 461 et suiv.