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d’ailleurs se contredire formellement, puisqu’au moment où on nie les rapports de Descartes avec Spinoza, on maintient ceux de Spinoza avec Malebranche, avec Geulincx et Clauberg, à moins qu’on ne soutienne que ces personnages ne sont pas cartésiens ; mais alors quels sont les vrais cartésiens ? Bossuet et Arnaud, dira-t-on peut-être ; mais Bossuet et Arnaud sont avant tout des théologiens qui prennent dans Descartes ce qui leur convient et rejettent le reste, assez indifférens, comme ils disent, au pur philosophique. Encore une fois donc, où sont les vrais cartésiens ? On répond : Wittichius, Welthuisius, Régis. Quoi ! c’est là la famille, de Descartes ! Et vous croyez travailler à sa gloire en lui retranchant Spinoza, Malebranche, et peut-être encore Fénelon, car celui-là aussi est suspect de quelque panthéisme uni à sa haute mysticité ! Voilà une singulière façon de comprendre les grandeurs et les nobles vicissitudes du cartésianisme !

La vérité est que Descartes a exercé sur son siècle une influence incomparable. Personne n’ignore que c’est en rencontrant par hasard un livre de Descartes que Malebranche se dégoûta de l’érudition et se fit philosophe. Même effet produit sur Spinoza. Il était occupé d’hébreu et d’antiquités. Descartes lui tombe entre les mains. Le voilà cartésien. Il lit les Méditations et les Principes. Son premier écrit n’est autre, chose que la philosophie de Descartes mise en forme géométrique. Je sais que cette forme elle-même témoigne d’un esprit qui n’est pas celui du cogito, ergo sum ; mais à qui la faute, si ce n’est à Descartes lui-même ? Qui a communiqué à tous ses disciples la passion de la géométrie ? qui leur a donné l’exemple des démonstrations mathématiques, si ce n’est lui ? Je sais aussi que Spinoza, dès 1663, s’inscrit en faux contre le dualisme où Descartes s’était arrêté, et contre la liberté que Descartes maintenait de nom en là niant dans ses conditions essentielles ; mais c’est que déjà Spinoza avait trente ans, déjà il avait l’Éthique dans la tête, il en communiquait des fragmens à son ami Oldenjburg. L’indépendance de ses opinions ne l’empêchait pas d’ailleurs de reconnaître Descartes pour son maître. Lui qui cite si peu, lui si sobre d’éloges, car je ne sache pas, qu’il ait jamais loué personne, fait exception pour Descartes. Il le contredit souvent ; mais comme on sent qu’il l’admire ! Comme il en est plein ! Comme il a scruté et approfondi tous les coins et tous les replis de son œuvre[1] !

j’ose dire qu’en présence de ces faits, de ces documens, de ces

  1. Voyez le préambule du livre III de l’Éthique, où Spinoza cite l’illustre Descartes. Voyez aussi le livre IV, dans le préambule et ailleurs.