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que le moindre acte de liberté effarouche et grise tout à la fois. Elles voudraient tout voir, et n’osent rien regarder.

11 juin. — Il y a deux Arabes maboul, c’est-à-dire fous, qui vaguent par les rues : l’un est petit, pâle ; sa barbe et ses cheveux noirs poussent incultes sur sa grosse tête. — Il porte pour tout vêtement une chemise brune rayée de noir (la gandoura). Pieds, jambes et bras nus, il va et vient en décrivant de grands demi-cercles ; il ne s’arrête jamais, et parle toujours à haute voix. Personne ne lui dit rien. — L’autre vient souvent devant le café d’Apollon quand les petits Napolitains y jouent du violon et de la harpe. Celui-ci est à moitié nu ; il porte une fleur passée dans l’oreille, et entortille sa tête à tous crins d’une ceinture rouge dont il laisse flotter un bout. Il marche par sauts, et, après être resté accroupi derrière une borne comme un chat qui guette sa proie, il bondit et s’arrête court. Il se croit lion. Une mouche passe, il veut l’attraper et fait des sauts impossibles. Ce soir, la musique l’avait mis en verve. Après bien des extravagances, il s’est précipité sur l’un des petits harpistes, lui a jeté son instrument au loin, a renversé l’enfant, et s’est mis à le fouler aux pieds et à le mordre. J’ai couru sur lui, des Maures lui ont arraché sa victime. Il est resté impassible, criant : Moi maboul ! ce qui lui donne la liberté de tout faire. La police française, qui n’a pas ces préjugés, devrait bien enfermer ce gaillard-là. — Promenade entomologique au bord de l’Harrach, nulle trouvaille.

12 juin. — À cinq heures du matin, je pars avec l’artillerie, qui va manœuvrer dans les sables d’Hussein-Dey. Les clairons sonnent, les chevaux piaffent, les servans des pièces, par pelotons, suivent à pied caissons, canons et obusiers dans le sable déjà lumineux et blanc sous l’action d’un soleil déjà chaud. À une sonnerie de trompette, toute cette file d’hommes et d’équipages, qui se déroulait sur la plaine comme un grand serpent noir, s’arrête brusquement. En un instant, les obusiers de montagne portés à dos de mulet, les canons tirés par de forts chevaux gris pommelé, sont rangés en batterie. Chacun est à son poste, le général Yusuf donne le signal, et les canons rayés mêlent leurs tonnantes voix aux sonneries perçantes des clairons. Les boulets coniques fendent l’air en sifflant et vont atteindre les buts placés à dix-huit cents mètres ou s’enterrer dans le sable en soulevant des nuages de poussière. De gros flocons de fumée nous enveloppent et projettent des ombres rousses jusque sur le cuivre des canons. Un artilleur à demi effacé dans ce nuage de poudre, le bleu infini de la mer aperçu par une trouée passagère, c’est tout ce que l’œil peut saisir. Jusqu’à neuf heures j’ai les oreilles cassées par un vacarme de tous les dia-