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séduisais pour l’abandonner. Vous me croyez, j’espère, je ne suis pas menteur ! »

— Je vous crois parfaitement ; mais permettez-moi de vous dire…

« — Ce que vous allez me dire, je le sais ! je me le suis dit à moi-même. J’ai eu tort, grand tort de rendre quelques visites à Mlle Roque. Écoutez l’aventure, elle n’est pas compliquée.

« Un soir, il y a six semaines, en revenant seul de chez Pasquali, c’était trois jours après la mort tragique du vieux Roque, j’entendis des cris effroyables partir de la bastide. Je crus qu’on assassinait les femmes restées seules dans cette maison en deuil. Je ne fis qu’un saut ; j’enfonçai la porte d’un coup de poing, et je vis Nama pour la première fois. Étendue sur un tapis avec sa vieille négresse, elle était vêtue d’une courte tunique de laine blanche, les cheveux épars, belle comme une statue grecque… »

— Sauf l’embonpoint ?

— C’est vrai ; mais la tête, les bras, les épaules, les pieds ;… enfin elle est très belle, vous ne le niez pas ?

— Je ne le nie pas. Continuez.

« Je vous ai dit que je ne l’avais jamais vue. Je ne savais donc pas à quel point elle est musulmane, et combien, malgré une éducation à moitié catholique, elle a conservé les usages, les idées religieuses et jusqu’aux rites orientaux. Elle était là, je ne peux pas dire pleurant, mais criant son père à la manière antique ; c’était comme une cérémonie qui devait durer un certain nombre d’heures, de jours ou de semaines.

« Mon apparition l’effraya un peu. La négresse s’enfuit tout à fait épouvantée. J’allais me retirer, lorsque Nama me retint d’un geste, me montrant un siège, et semblant me prier d’attendre qu’elle eût fini ses lamentations. J’aurais dû m’en aller ; mais ce spectacle me parut si curieux à observer sur la terre française, que je restai immobile et très respectueux, je vous assure, à la regarder et à l’écouter. Elle parlait tout haut, en je ne sais quelle langue, et je devinais à sa pantomime et à son accent quelque étrange et saisissante improvisation. C’était entrecoupé de sanglots tragiques et de hurlemens sauvages. Il y avait des poses superbes, des larmes plutôt gémies que pleurées, une douleur parlée plutôt que sentie ; c’était beau comme une scène de Sophocle ou d’Eschyle, ou, encore mieux, comme un chant de l’Iliade ; c’était naïf en même temps qu’emphatique.

« Je fus très ému sans que mon cœur fût précisément attendri. Ces cris et ces soupirs, qui durèrent encore une demi-heure, me causaient une excitation nerveuse que je ne peux guère définir, car les sens n’y étaient pour rien. Quelque bizarre que fût cette mani-