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part ; elle fut coupable d’une inertie immense, d’une insouciance frivole, d’un laisser-aller honteux. Tout cela ne justifie en rien sans doute le meurtre commis sur elle, et ce meurtre est d’autant plus odieux qu’il fut consommé au moment où la Pologne commençait à se relever, à sortir de sa torpeur anarchique, au moment où elle se donnait cette constitution du 3 mai 1791 qui sera son éternelle défense contre le dénigrement ; mais ce généreux effort même, ainsi que toutes les tentatives qui l’ont suivi depuis plus d’un demi-siècle, prouve que la Pologne avait beaucoup à réparer, beaucoup à apprendre et à oublier. Ce n’est pas en s’aveuglant sur ses anciens travers, c’est au contraire en s’éclairant sincèrement sur les fautes commises, et en les condamnant, qu’elle est parvenue à se sauver du désastre et à se concilier les sympathies de tous les esprits honnêtes. Puisque la Pologne et ses poètes aiment tant à invoquer la Bible et à parler du peuple de Dieu, il serait peut-être utile de rappeler que le peuple d’Israël a précisément laissé dans le livre des livres l’exemple de ses trois grands prophètes, dont la réunion forme un ensemble complet d’une poésie inspirée par un patriotisme ardent. C’est d’abord Isaïe, qui flétrit les fautes de la nation et prédit le châtiment ; c’est ensuite Jérémie, qui, le joug une fois apesanti, pleure sur les ruines de la cité jadis si puissante ; c’est enfin Ézéchiel, qui, dans la captivité de Babylone, a des extases sublimes et voit rebâtir la ville et le temple. Or les Jérémies n’ont certes pas manqué à la Pologne, non plus que les Ézéchiels ; mais ce qui lui a manqué jusqu’à présent, c’est un Isaïe à la langue de feu, c’est un Dante courageux et impitoyable qui lui ait dit hardiment des vérités douloureuses, mais salutaires, qui ait osé sonder ses plaies au lieu de les caresser…

C’est surtout dans le poème de l’Aurore (1843) que l’auteur anonyme a déposé ses vues sur le passé et l’avenir de sa nation dans toute l’exaltation de ses généreuses erreurs, et ce poème a de plus cet intérêt, qu’il est comme le monument d’une passion du cœur ; c’est la seule œuvre où l’auteur ait donné place à des épanchemens intimes, à un sentiment personnel, épanchemens d’ailleurs qui n’ont rien de vulgaire, qui prennent au contraire une forme des plus poétiques et des plus élevées. De même que Dante fait de Béatrix le symbole de sa foi, la figure de la théologie, le poète anonyme fait de sa bien-aimée comme l’image et l’idéal de ses patriotiques aspirations. Il le dit expressément : il a passé par l’enfer comme Dante, et comme lui il a eu pour guide une dame de grâce et de miséricorde,… « une Béatrix aussi belle que l’autre, mais bien plus chrétienne, car elle n’a pas choisi le ciel pour demeure, pour abri contre les souffrances d’ici-bas ; elle est restée avec son frère