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plume avec une prodigieuse facilité, des prédications continuelles, soit dans son diocèse, soit à Paris, et enfin une multitude de bonnes œuvres ; doux avec les faibles, indépendant et hardi avec les puissans, le respectable prélat ne respirait que pour faire le bien. Quand la vieillesse lui rendit trop pénibles les fonctions de l’épiscopat, il les résigna entre des mains plus jeunes, et il vint se retirer à Paris, à l’hospice des Incurables, pour vivre encore au milieu des pauvres, de la même vie qu’eux, et en leur donnant tout ce qu’il possédait[1]. « Il n’avait point de valet, dit Tallemant, et couchait sur une paillasse piquée ; un de ceux de la maison le servait et avait soin de lui donner un caleçon des pauvres quand il fallait mettre le sien à la lessive, car le bon prélat n’en avait qu’un. » C’est dans cet hospice que l’évêque Camus mourut, à l’âge de soixante-dix ans.

A. toutes ces vertus, le digne évêque joignait une instruction très étendue, une imagination très vive et un esprit souvent très fin. Que lui manquait-il donc pour conquérir une renommée durable, soit comme prédicateur soit comme écrivain ? Il va nous le dire lui-même avec une candeur touchante, en nous racontant une conversation qu’il eut un jour avec saint François de Sales. Le bon saint se plaignait devant lui de manquer de mémoire. Camus lui répond naïvement : « Vous n’avez pas à vous plaindre de votre partage, puisque vous avez la très bonne part, qui est le jugement. Plût à Dieu que je pusse vous donner de la mémoire qui m’afflige souvent de sa facilité (car elle me remplit de tant d’idées que je suis suffoqué en prêchant et même en écrivant), et que j’eusse un peu de votre jugement, car de celui-ci, je vous assure que j’en suis fort court ! » Saint François de Salés se mit à rire, et, embrassant tendrement son ami, il lui dit : « En vérité, je connais maintenant que vous y allez tout à la bonne foi. Je n’ai jamais trouvé qu’un homme avec vous qui m’ait dit qu’il n’avait guère de jugement, car c’est une pièce de laquelle ceux qui en manquent davantage pensent être les mieux fournis[2]… Mais ayez bon courage, l’âge vous en apportera assez ; c’est un des fruits de l’expérience et de la vieillesse. »

La prévision de saint François de Sales ne se réalisa jamais pour l’évêque de Belley, et toute sa vie ce prélat offrit le type exceptionnel d’un homme qui est à court de jugement, qui s’en aperçoit, et qui n’en acquiert pas davantage. De là, chez lui, une dose

  1. Outre ses bénéfices, l’évêque Camus avait une fortune personnelle assez considérable.
  2. En parlant ainsi, le saint évêque se souvenait peut-être de Montaigne, lequel a dit de son côté : « Qui a jamais cuidé avoir faute de sens ?… C’est une maladie qui n’est jamais ou elle se voit… Nous reconnaissons aisément aux autres l’avantage du courage, de la force corporelle, de l’expérience, de la beauté ; mais l’avantage du jugement, nous ne le cédons à personne. »