Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/780

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
776
REVUE DES DEUX MONDES.

cuper des nécessités de l’action dramatique ; enfin la troisième et dernière période remplie presque tout entière par la musique d’église et les belles messes, où il a laissé une trace indélébile de son grand savoir et de la haute distinction de son style, mais non pas de son émotion religieuse. Dans aucune partie de l’œuvre considérable de Cherubini, dans ses opéras italiens pas plus que dans ses opéras français et dans sa musique d’église, on ne trouve le signe évident d’un génie original. C’est un créateur de seconde main que Cherubini, un maître habile et profond dans l’art d’écrire, une intelligence lucide, réfléchie et toute florentine, qui apporte en France les traditions de la belle école vocale de son pays, qu’il combine avec le coloris de l’instrumentation de Mozart, et il produit une série de beaux ouvrages qui brillent par l’élégance du dessin mélodique, par la savante structure des morceaux d’ensemble, par une harmonie choisie qui alimente une instrumentation remarquable où l’influence de Mozart est très sensible. Tout le monde connaît le beau portrait de Cherubini peint par M. Ingres. Ces deux grands artistes, qui s’aimaient et qui s’admiraient réciproquement, ont plus d’un point de ressemblance. Ils n’ont créé ni l’un ni l’autre, ce nous semble, les linéamens du style qui les distingue. Si le peintre procède de Raphaël en subissant aussi une forte influence du Poussin, le musicien ne peut récuser la paternité spirituelle de Jomelli, de Cimarosa et de Mozart. Tous deux ont joué un rôle considérable, mais secondaire, dans l’art du pays où ils ont vécu : ils ont apporté à une génération enivrée par l’esprit d’indépendance et d’individualité les traditions du grand style ; ils ont renoué, comme on dit, la chaîne des temps et fait renaître le respect du passé.

À cette même séance extraordinaire du Conservatoire qui nous a suggéré les réflexions qu’on vient de lire, on a exécuté un morceau nouveau et bien curieux de Rossini, le Chant des Titans. C’est une vigoureuse mélopée chantée à l’unisson par quatre voix de basse et soutenue par une instrumentation formidable sillonnée d’éclairs, une véritable bufera infernale ! La surprise a été plus grande que le plaisir à l’audition de cette imprécation de l’orgueil révolté que rien ne prépare, et j’avoue que pour ma part je préfère les petits chefs-d’œuvre de piano et de chant que ce grand et divin maître laisse tomber chaque jour de ses mains immortelles. Si le public connaissait ces bijoux à la Benvenuto Cellini que Rossini ciselle dans ses nobles loisirs, ces sonatines pour piano, ces canzone ornées de modulations aussi neuves que ravissantes, il serait convaincu, comme le sont tous ceux qui ont l’honneur de l’approcher, que l’auteur de Guillaume Tell n’a vieilli que par la malice, qui est tempérée maintenant d’une souveraine indulgence, et qu’il est toujours il primo e l’ultimo dei santi du paradis des vrais croyans.

P. Scudo.

V. de Mars.