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lait. — Gloutons ! voraces ! au lieu de garder un peu d’appétit pour le déjeuner qui nous attend peut-être ! — Et, tout en nous reprochant notre conduite déloyale, la majorité ouvre le panier aux provisions et croque une sandwich arrosée de bordeaux sur un morceau de glace qui tenait frais aux pieds de notre Phaéton noir, il n’y avait pas une goutte d’eau à deux lieues à la ronde. Nous marchons encore pendant une heure, sans voir la moindre habitation. Tout à coup des soldats virginiens, campés sous les arbres, se précipitent comme une fourmilière le long des talus qui encaissent la route, en saluant la France de hourras enthousiastes. Au sud comme au nord, on veut être bien avec la France, cela se conçoit.

Le colonel Stuard et son état-major viennent au-devant de nous, et vers trois heures nous arrivons à Fairfax, grand village qui, aujourd’hui peuplé de soldats, est devenu un camp. Une mauvaise maison de bois toute défoncée sert de quartier-général. Au milieu d’une chambre pleine de lits de camp, de malles, d’effets militaires, d’armes, jetés dans tous les coins ou pendus à la muraille, le couvert est mis sur une grande caisse peinte en bleu. Quelques assiettes et gobelets de fer-blanc entourent un jambon flanqué de pommes de terre ; du biscuit de mer sert de pain, et dans un coin de la case brille un seau d’eau où l’on puise au moyen d’une cuiller à pot. Deux esclaves noirs sont chargés de nous apporter à boire, mais ils sont toujours absens, et servent encore plus mal que les hommes libres du nord. Bien que Lucullus eût trouvé quelque chose a redire à ce festin, il ne m’en parut pas moins agréable. Les good peaches étaient oubliées depuis longtemps. Il n’y a rien au monde qui ait moins de cervelle qu’un estomac.

Le prince visite le camp, planté au flanc de coteaux boisés. L’endroit est joli, les personnages pittoresques. Au moins ceux-ci n’ont-ils pas la prétention de jouer au soldat. C’est Jean, c’est Pierre, c’est Guillaume, qui sont sortis de chez eux avec leurs fusils, leurs longs couteaux et leurs chiens, comme pour une partie de chasse. Ils ont trouvé sur le champ de bataille, outre les canons et les fourgons militaires, des fusils et des sabres, et s’en sont équipés. Partout des tentes, des soldats qui apprennent à faire l’exercice, des chevaux qui galopent par bandes comme des chevaux sauvages, des nègres qui travaillent aux harnais. Les objets de métal, baïonnettes, canons, ornemens de cuivre, poignées de sabre, brillent au soleil comme des éclairs. Il y a là une rumeur, une rage de mouvement que je n’ai malheureusement pas vues aux camps Scott et à Washington.

Nous confions aux rebelles les chevaux du général Mac-Dowell et nos cochers noirs libres, qui n’ont pas l’air très rassuré au milieu des esclavagistes. Nos voitures sont attelées de chevaux virginiens,