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de ces dames. Un autre, — celui-là est vraiment désagréable, — étalé sur deux chaises, au milieu des femmes, dort de la façon la plus comique, en poussant de petits soupirs, le nez en l’air, le bec ouvert. Il empoisonne le tabac et le whisky. À chaque reprise de musique un peu bruyante, il entre-bâille un œil terne, fait un haut-le-corps inquiétant, caresse amoureusement son menton orné d’un petit bouquet de poils fauves et lance le jus de sa chique à tout hasard. Déjà plusieurs robes ont été atteintes ; mais les dames ne font qu’en rire, et personne n’ose déranger cet animal répugnant. J’étais trop près de son jet continu ; je suis éclaboussé, je perds patience : je le réveille brusquement et de manière à m’attirer un de ces fameux coups de revolver dont parlent les romanciers américains. Il ouvre son petit œil pâle et me demande pourquoi je le dérange.

— Parce que vous ne vous dérangez pas. Êtes-vous ivre ?

— Je n’appartiens pas à la société de tempérance !

Cela dit d’un air parfaitement insouciant, il retombe dans sa somnolente béatitude, comme un homme qu’aucun serment religieux n’enchaîne et qui se sent parfaitement dans son droit. Le maître d’hôtel arrive, et en vertu de je ne sais quel autre droit, l’enlève de son siège sans un mot d’explication, sans lui donner le temps de ramasser sa casquette, qu’un chiffonnier n’aurait pas voulu prendre au bout de son crochet, le pose sur le bord du bateau et revient terminer son quadrille interrompu.

Puisque je t’ai parlé des revolvers, je dois te dire que je n’en ai vu qu’à la ceinture de quelques officiers et de quelques soldats en campagne. L’Américain du nord me paraît très doux, très patient et bienveillant à l’habitude. Je n’ai encore vu nulle part de scènes de violence, pas même l’ombre d’une querelle, et dans un moment de crise comme celui-ci, le fait est assez remarquable. Je ne dois pas oublier non plus de te dire que les capitaines sont toujours propriétaires d’une partie du bateau ou du chargement, ou bien ils sont tenus d’avoir une somme considérable à bord. On a inventé cela afin de modérer leur ardeur et de les rendre plus prudens, vu qu’ici apparemment l’argent est plus cher que la vie.

21 août. — En plein lac Huron toute la journée. On ne voit que le ciel et l’eau et trois goélands qui n’ont pas cessé de suivre le bateau et de pêcher dans son sillage. Sur notre gauche se dessine parfois à l’horizon une petite ligne verte : c’est la rive américaine.

J’ai fait connaissance avec trois jeunes et jolies misses qui habitent toutes trois la même ville, sont toutes trois protestantes, portent toutes trois le même nom de baptême, et sont toutes trois amies intimes. Je te les désignerai donc par rang d’âge.

La première Mary est un type de roman : des traits fins et réguliers, de beaux yeux bleus qui semblent vouloir deviner ce que l’on