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États-Unis, qui ont flairé de près l’envahissement de ces terres du nord sous prétexte de fraternité politique.

On dit à Québec, en parlant des Yankees, que nul peuple ne connaît mieux le proverbe « ce qui est bon à prendre est bon à garder. » Les Canadiens ne sont donc pas fâchés d’être bien gardés de ce côté-là par une armée anglaise, et malgré certains anciens droits seigneuriaux purement financiers qu’ils tendent du reste à détruire, malgré le drapeau étranger qui couvre leur nationalité, comme ils font à présent leurs affaires eux-mêmes et vivent sous leur gouvernement représentatif d’une façon très républicaine, ils n’ont pas à désirer un changement politique. L’Angleterre, qui sévissait rigoureusement contre eux il y a trente ans, mais qui a reconnu l’impossibilité de poursuivre la ruine d’une population sans ruiner la culture et sans risquer de la voir s’adjoindre aux États-Unis, a mis peu à peu toute l’eau possible dans le vin de sa victoire. Elle est représentée aujourd’hui par des fonctionnaires et des officiers supérieurs d’une grande sagesse, et les levains de haine s’amortissent de jour en jour entre les deux races. Les soldats anglais eux-mêmes semblent se prêter aux formes de cette occupation prudemment paternelle, car, pendant une petite guerre à laquelle on a fait assister le prince, j’ai vu les sentinelles envahies par le populaire, qui leur grimpait jusque sur les épaules, et qui cédait en riant à des menaces comme celles qu’un maître d’école très doux ferait à des écoliers mutins. Quand on se ruait en criant trop près de nous, les officiers supérieurs, apostrophant collectivement les groupes, disaient en français : « Chut donc ! Veux-tu te taire, mâtin ! Ah ! coquin, tu me le paieras ! » et cela du ton dont on parle à des enfans turbulens en récréation.

Au reste, le chiffre d’accroissement de la population répond à tous les reproches que l’on pourrait adresser aujourd’hui à l’administration anglaise. — La population française, qui était de soixante mille âmes il y a cent ans, est aujourd’hui dans le Bas-Canada de près d’un million, et cela sans le secours d’aucune immigration. Les premiers colons furent des paysans, de petits gentilshommes et des soldats ; rien du ramassis de bandits et de banqueroutiers qui dans le principe s’était rué sur les États-Unis de l’est. Aussi sent-on chez les Canadiens un parfum d’honnêteté naïve et une grande douceur de mœurs. Ils sont hospitaliers, aiment la bonne chère, la danse et les femmes, qui sont généralement bien faites et de belle carnation. Ils rient et plaisantent parfois avec beaucoup de finesse. Leurs manières ont une aménité remarquable, et tu ne saurais croire comme j’ai été naïvement touché d’entendre le maire de Montréal, qui l’autre jour conduisait le prince dans sa voiture, dire à son cocher : « Fais attention, mon fils. Pas d’imprudence,