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six mille lieues à toute vapeur

tique médaille, et il s’appuie sur un riffle de chasse. J’avoue que j’ai eu peine à le reconnaître ; pourtant ni lui ni aucun homme de sa tribu n’avait de peintures sur le visage. Il paraît que ceci est proscrit par la religion chrétienne.

Il s’avance à la tête des notables du village et fait au prince un discours en indien, qu’il traduit ensuite en français avec un léger accent berrichon : « Grand chef, le grand maître de vie nous a fait la grâce de t’amener parmi nous. Tu vois ici les fils et les descendans des Hurons, lesquels furent toujours les amis de ton vieux pays. Nous sommes contens de te voir, et nous prions le Grand-Esprit, qui t’a amené ici sain et sauf, de te favoriser d’un bon temps pour traverser les grands lacs de l’est et revoir la France, que nous aimerons toujours. »

Tu vois que les formes consacrées sont restées en usage chez les Indiens. Le prince les remercie, et le chef reprend : « Prince, une de nos danses pourrait-elle te faire plaisir ? » Sur la réponse affirmative, au son d’un tambourin et d’une gourde remplie de pois, quarante guerriers, en costumes à peu près semblables à celui du chef, commencent à danser en rond, en poussant d’un ton guttural le cri Aïovai ! Les femmes se mettent de la partie. Quelques-unes sont vêtues d’une robe étroite et d’une couverture collante, avec les cheveux séparés sur le front comme les squaws iowaies que tu as vues à Paris, et elles sautent de même sur place comme des marrons sur une poêle. D’autres ont un costume mélangé ; quelques-unes portent un chapeau d’homme, — le tuyau de poêle européen, — avec une plume posée en saule pleureur. En somme, pour les deux sexes, c’est à peu de chose près la même danse depuis les Montagnes-Rocheuses jusqu’ici. Peu à peu on s’anime, la sauterie devient effrénée, et le nombre des danseurs augmente. Un groupe de spectateurs fort bien mis s’y précipite, pousse les mêmes cris et frappe de même la terre avec les talons C’étaient des Indiens devenus messieurs qui n’y pouvaient plus tenir et subissaient l’entraînement de race. J’avais bonne envie de m’en mêler aussi ; cela me semblait fort amusant, et je l’aurais certainement fait si j’eusse été seul. Il faut te dire que les Indiens ne puent pas, et que l’on n’éprouve avec eux aucun dégoût. Ils ne se mouchent pas dans leurs doigts comme les Yankees, et on ne les voit jamais cracher ni commettre aucune inconvenance. Au sortir de l’excitation de leurs danses furibondes, ils sont toujours doux et polis, ou graves et cérémonieux. Lorsque le prince s’est retiré, le chef qui avait conduit la bacchanale le ramena jusqu’à sa voiture avec des manières très convenables, mêlées de courtoisie française et de dignité sauvage. Les Hurons, rangés sur deux lignes, saluaient cette sortie par des décharges à nous casser les oreilles ;