Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/327

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

membres d’un même esprit et qui ne va pas apparemment dans sa fonction locale entraver sa fonction politique, faire obstacle à l’action du gouvernement, contrarier les lois générales, ou embarrasser la marche des services publics. C’est ce qu’on appréhende toujours des autonomies locales, mais qui n’est pas à craindre d’une caste exerçant tous les pouvoirs d’une société. En Angleterre, l’aristocratie donne le ton à ces comtés, à ces paroisses qui ont l’air de fractionner le pays : elle y maintient l’unité. L’aristocratie est le type d’unité, l’engin de centralisation le plus accompli que l’on puisse concevoir ; infiniment supérieure sous ce rapport à la monarchie, où le monarque peut être mal servi par ses agens, trahi et déserté par ses successeurs, tandis que le personnel d’une caste a l’œil partout, et que l’esprit d’une caste, s’il est perverti par hasard chez un de ses membres, s’entretient et se perpétue chez tous les autres.

Quant à nous, Français, nous serions fort en peine de mettre de l’aristocratie dans les localités, n’en ayant nulle part. Ce n’est pas que la matière aristocratique nous fasse défaut en chair et en noms ; mais il y manque ce qui seul pourrait en faire un élément politique, je veux dire cette force d’opinion et de respect, née de l’histoire, lentement élaborée pendant le cours des âges au service de ces grands intérêts humains : ordre, liberté, progrès… Il n’en faut pas moins pour élever une caste au sommet d’une société, pour l’ériger en arbitre suprême, en pouvoir universel et modérateur.

La France n’a pas eu cette fortune d’une noblesse ainsi faite et inspirée. Telle a été parmi nous la malice et la fatalité des choses que cette classe, après une carrière immémoriale d’apathie politique, se réveilla aux environs de 89 avec des aspirations libérales, avec une ferveur libérale qui ne le cédaient à aucunes, ses cahiers en font foi,… mais trop tard, mais perdue irrévocablement dans l’affection du peuple et, qui pis est, dans l’estime de la royauté. C’est une histoire et surtout une philosophie de l’histoire bien connue. Tout a été dit sur ce sujet, avec la plus haute autorité d’esprit et de position, dans des livres fameux ou qui méritent de l’être[1]. On ne voit pas la nécessité d’aggraver ce lieu commun ; seulement voici une opinion, quelque chose de suprême où brille la clairvoyance des dernières heures, qui vaut la peine d’être rapportée. » Certains beaux esprits de nos jours ont entrepris de réhabiliter l’ancien régime… Je le juge non par ce que j’en imagine, mais par les sentimens qu’il a inspirés à ceux qui l’ont subi et détruit. Je

  1. Histoire de la Civilisation, par M. Guizot. — De l’Ancien Régime, par M. de Tocqueville. — Recherches sur l’origine de l’Impôt, par M. Potherat de Thou.