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— et qu’elle la brode avec le sang — de ses joues, — et qu’elle la lave — avec les larmes de ses yeux ; — et, quand elle sera séchée — avec la flamme de son cœur, — qu’elle m’envoie cette chemise avec ses soupirs. — Écrivez à ma maîtresse de broder le mouchoir — avec le sang de ses joues ; — et, si elle ne l’a pas fait encore, — dites-lui qu’elle prenne un mari ; — en s’acheminant vers l’église, — qu’elle tourne les yeux vers la place, — où elle verra mes camarades, — et qu’elle pousse un soupir — que toute l’église en retentisse. »


On trouve aussi en Sicile quelques ballades historiques qui se rapportent aux mœurs et à l’époque féodales. Telle est celle qui raconte la mort de la fille du seigneur de Carini, tuée par son père en 1563, pour l’amour qu’elle portait à Vincent Vernagallo, et dont le sang a laissé des traces encore visibles sur les murs maudits du vieux castel. Dans cette ballade, d’une inspiration toute dantesque, et dont on retrouve jusqu’en Toscane des fragmens isolés, l’amant de la jeune fille « s’en va de nuit par les rues, comme va la lune, » et cherche sa maîtresse. Il rencontre la Mort, qui lui dit : « Ta maîtresse est sous terre. Va au couvent de Saint-François, lève la pierre de la tombe et regarde, tu verras ta bien-aimée dévorée par les vers. — Sacristain, je te prie, allume une torche et laisse-moi quelques instans. Hélas ! elle avait peur de dormir seule, et la voilà couchée en compagnie des morts. Les vers rongent ce col qui aimait à s’entourer de colliers brillans… » L’amant descend ensuite en enfer et raconte ce qu’il y a vu, avec des détails qui rappellent plus d’un passage de la Divine Comédie, et notamment l’épisode de Francesca di Rimini.

Le voyageur allemand Gregorovius raconte qu’il entendit à Catane un improvisateur bossu qui débitait au peuple, lequel l’écoutait avec beaucoup d’attention, des fragmens de poèmes de chevalerie, brandissant aux endroits les plus pathétiques un grand bâton qu’il tenait à la main. Un exemple curieux de l’alliance des goûts académiques et des idées religieuses appliqués à la poésie populaire est l’Académie poétique des mendians aveugles à Palerme. Fondée en 1661, elle a tenu ses séances jusqu’à nos jours dans le vestibule de la maison professe des jésuites, que le général de cet ordre leur donna pour lieu de réunion en 1690. Depuis, on a essayé de les en chasser ; mais les lieutenans et gouverneurs ont maintenu les droits de ces pauvres aveugles, qui gardent précieusement, dans une cassette à trois serrures, le recueil de leurs privilèges qu’ils ne peuvent pas voir et qu’ils ne montrent à personne. Ils sont au nombre de trente, troubadours et chanteurs. Les trovatori composent ; les rhapsodes et joueurs d’instrumens vont colporter leurs chants dans les villes et dans les campagnes. Ils s’engagent à ne pas chanter dans les mauvais lieux, à ne pas dire de chansons profanes dans les