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grossière. Ainsi ce chansonnier piémontais qui souhaite que son chant, pour être entendu de sa maîtresse, « parvienne jusqu’à Alexandrie, où Tancrède baptisa Clorinde, » confond évidemment la cité des Ptolémées avec la ville des états sardes dont le nom lui est plus familier. On voit les poètes populaires reproduire toute la métaphysique amoureuse, toute la phraséologie mythologique, toutes les hyperboles poétiques des écrivains classiques, quelquefois même renchérir sur eux, sans parler des complications du rhythme et de la rime qu’ils s’imposent et dont ils se jouent dans leurs improvisations. Sans doute on peut se demander si quelques-uns de ces prétendus emprunts ne sont pas originairement la propriété du peuple, qui n’aurait fait que reprendre son bien dans la littérature classique. C’est ainsi que l’épisode si touchant de Pia di Tolomei, dont l’intérêt a naguère été ravivé chez nous par le talent dramatique de Mme Ristori, fut peut-être emprunté par Dante à un vieux chant traditionnel de la maremme siennoise. Il est certain que les poètes savans, tels que Laurent de Médicis, Buonarroti, Machiavel, Pulci, Berni, ont écrit, à l’imitation des chants du peuple, certaines de leurs poésies, telles que les Canti Carnascialeschi, les Laudi spirituali.

Ce dernier terme, qui s’appliquait, au moyen âge, à des poésies pieuses, composées en l’honneur de la Vierge et des saints, et dont on se sert encore pour désigner les cantiques qui se chantent dans les églises, dans les missions, dans les pèlerinages, nous servira de transition pour passer au second trait caractéristique des chants italiens, la prédominance des idées religieuses et catholiques.

Dans un pays où le catholicisme s’est efforcé de parler à l’imagination de la foule, où Gui d’Arezzo a pris pour premier texte de son système musical les hymnes de l’église, on ne s’étonnera pas de retrouver jusque dans les chants populaires le sentiment religieux, tantôt sérieux, fervent, spiritualiste, tantôt mêlé à la vie commune, aux passions humaines, aux sentimens les plus disparates. Les Savonarole, les Benivieni, les Fra Jacopone da Todi, n’ont pas dédaigné de composer de ces laudi, ou chansons spirituelles, tulle infervorate, dit un auteur italien, d’amor di palria e di religione, destinées à entretenir le dévouement des Toscans pour le libre gouvernement de la république florentine. Le biographe[1] d’une sainte italienne qui vivait au XIIIe siècle raconte qu’elle était sujette à des extases pendant lesquelles elle entendait non-seulement les paroles édifiantes que ses sœurs lui adressaient, mais aussi des chansons spirituelles (alcune canzoni spirituali) que les enfans chantaient au loin dans les rues, et ces airs lui causaient de tels

  1. Piergilii, Vita della beata Chiara di Montefalco, Foligno, 1650.