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j’étais sur le point de la blesser, elle a regardé Paul avec une expression diabolique. Si elle croit avoir à se venger de moi, c’est par lui qu’elle cherchera à me faire souffrir. Savez-vous ? plus j’y pense, plus j’ai peur. J’ai envie de quitter le pays pour quelque temps.

— Ne serait-il pas plus simple de prier La Florade de ne pas revenir de quelque temps ?

— Aura-t-il la bonté d’y consentir ? dit la marquise en rougissant de dépit contre lui ou d’émotion secrète.

— La Florade est homme de cœur, repris-je, et quelque désagréable pour moi que soit la commission, je m’en charge,… si vous me l’ordonnez !

— Eh bien ! je vous en prie, allez le trouver demain. Dites-lui ce qui s’est passé, et ma frayeur maternelle. Qu’il ne devine surtout en aucune façon que j’ai le moindre soupçon de ses prétentions. Il ne me conviendrait pas d’avoir l’air de m’en garantir.

— Mais si demain il a revu la Zinovèse, si elle lui a dit…

— Que je me mariais avec vous, docteur ? Eh bien ! laissez-le-lui croire, à lui aussi ! Demandez-lui le secret, et ensuite… Mais je ferais mieux de m’en aller, ce serait plus sûr. Que me conseillez-vous ?

En parlant ainsi avec une animation demi-enjouée, demi-inquiète, la marquise, que j’avais suivie auprès du banc de coquillages, se détourna comme pour regarder où était Paul, et je crus voir qu’elle essuyait furtivement des larmes soudaines. Je fus si troublé, si consterné moi-même, que je ne sais ce que je lui répondis. Pensait-elle avec effroi à son fils, menacé par une furie ?… L’effroi ne se traduit pas ordinairement par des larmes !… Sentait-elle avec déchirement la nécessité de renoncer à La Florade, ou de s’en séparer pour quelque temps ? Était-elle jalouse, ou honteuse d’elle-même, ou désespérée ? J’étais éperdu, moi, et à mon tour je me détournai pour lui cacher ma douleur. Elle renouvela sa question avec un visible effort sur elle-même.

— Tenez ! lui répondis-je au hasard en lui montrant la Zinovèse qui s’éloignait sur le golfe, enlevant d’un bras vigoureux sa petite barque ; elle s’en va, elle ne vous hait pas en ce moment, Paul est bien en sûreté, je suis là, et vous avez le temps d’aviser. Calmez-vous donc ! Pourquoi vous affecter ainsi ?

— Savez-vous ce que je remarque ? répondit la marquise en regardant avec attention l’élégante batelière : c’est qu’elle a sans façon détaché un des canots de pêche de Pasquali, et qu’elle s’en sert pour retourner chez elle. Elle n’ira que jusqu’à la plage de sable qui ferme le golfe, et là je vois une autre barque qui est sûrement