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LA JEUNESSE
DE
CHARLOTTE CORDAY


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Au commencement de l’hiver de 1860 s’est éteinte dans sa quatre-vingt-huitième année une parente de ma mère, qui avait conservé jusqu’aux derniers jours de sa vie les dons les plus précieux du cœur et les plus rares facultés de l’esprit. Mme de M…, depuis longtemps veuve et sans enfans, vivait fort retirée tantôt à R…, tantôt dans une campagne voisine, ne recevant chez elle qu’un petit nombre d’amis. La seule infirmité de son grand âge était une surdité qui ne l’empêchait pas de prendre une part active à la conversation. Elle y apportait une vivacité singulière, une érudition surprenante pour qui n’aurait pas su que, possédant plusieurs langues, elle consacrait à la lecture ses journées presque entières et la plus grande partie de ses nuits. Légitimiste ardente, passionnée jusqu’à perdre, lorsqu’il était question de politique, la liberté de son jugement, sans jamais perdre sa gaîté, elle en était restée à 1788. C’est tout au plus si elle reconnaissait la restauration ; pour elle, la monarchie de 1830 n’avait pas existé. Jamais cependant ses affections privées ne souffrirent du dissentiment qui existait sur ce point entre elle et une partie de sa famille ; jamais un seul mot de ses virulentes sorties ne s’adressa à ceux qui l’aimaient et la respectaient trop pour vouloir la contredire, mais qui ne pouvaient s’empêcher parfois de protester doucement. C’était donc un esprit original, mais charmant, un caractère pétulant et ferme, un cœur dévoué, fidèle et sûr. J’ai passé près d’elle bien des heures de ma jeunesse, et ses récits ont