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usage ancien avait rendu le familier de la maison. Ne m’y trouvais-je pas moi-même on ne peut plus à l’aise ? Cette intimité qui commençait à peine était-elle ancienne ou nouvelle ? C’était à ne plus le savoir, tant l’intuition des choses m’avait longuement fait vivre avec elles, tant le soupçon que j’avais d’elles ressemblait d’avance à des habitudes. Bientôt les gens de service me connurent ; les deux chiens n’aboyèrent plus quand je parus dans la cour ; la petite Clémence et Jean s’habituèrent vite à me voir, et ne furent pas les derniers à subir l’effet certain du retour et l’inévitable séduction des faits qui se répètent.

Plus tard on m’appela par mon nom, sans supprimer tout à fait la formule de monsieur, mais en la négligeant fréquemment. Puis il arriva qu’un jour M. de Bray (je disais ordinairement M. de Bray) ne se trouva plus d’accord avec le ton de nos entretiens, et chacun de nous s’en aperçut à la fois, comme d’une note qui résonnait faux. En réalité, rien aux Trembles ne paraissait changé, ni les lieux ni nous-mêmes, et nous avions l’air, tant autour de nous tout se trouvait identique, les choses, l’époque, la saison et jusqu’aux plus petits incidens de la vie, de fêter jour par jour l’anniversaire d’une amitié qui n’avait plus de date.

Les vendanges se firent et s’achevèrent comme les précédentes, accompagnées des mêmes danses, des mêmes festins, au son de la même cornemuse maniée par le même musicien. Puis, la cornemuse remise au clou, les vignes désertes, les celliers fermés, la maison rentra dans son calme ordinaire. Il y eut un mois pendant lequel les bras se reposèrent un peu et les champs chômèrent. Ce fut ce mois de répit et comme de vacances rurales qui s’écoule d’octobre à novembre, entre la dernière récolte et les semailles. Il résume à peu près les derniers beaux jours. Il conduit, comme une défaillance aimable de la saison, des chaleurs tardives aux premiers froids. Puis un matin les charrues sortirent ; mais rien ne ressemblait moins aux bruyantes bacchanales des vendanges que le morne et silencieux monologue du bouvier conduisant ses bœufs de labour, et ce grand geste sempiternel du semeur semant son grain dans des lieues de sillons.

La propriété des Trembles était un beau domaine, d’où Dominique tirait une bonne partie de sa fortune, et qui le faisait riche. Il l’exploitait lui-même, aidé de Mme de Bray, qui, disait-il, possédait tout l’esprit de chiffres et d’administration qui lui manquait. Pour auxiliaire secondaire, avec moins d’importance et presque autant d’action, dans ce mécanisme compliqué d’une exploitation agricole, il avait un vieux serviteur hors rang dans le nombre de ses domestiques, qui remplissait en fait les fonctions de régisseur