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vant aux mêmes lieux, dans les mêmes habitudes, que je retrouve aujourd’hui les objets d’autrefois comme autrefois, et dans l’acception qui me les fit connaître et me les fit aimer. Sachez que pas un seul souvenir de cette époque n’est effacé, je devrais dire affaibli. Et ne vous étonnez pas si je divague en vous parlant de réminiscences qui ont la puissance certaine de me rajeunir au point de me rendre enfant. Aussi bien il y a des noms, des noms de lieux surtout, que je n’ai jamais pu prononcer de sang-froid : le nom des Trembles est de ce nombre.

Vous auriez beau connaître les Trembles aussi bien que moi, je n’en aurais pas moins beaucoup de peine à vous faire comprendre ce que j’y trouvais de délicieux. Et pourtant tout y était délicieux, tout, jusqu’au jardin, qui, vous le savez cependant, est bien modeste. Il y avait des arbres, chose rare dans notre pays, et beaucoup d’oiseaux, qui aiment les arbres et qui n’auraient pu se loger ailleurs. Il y avait de l’ordre et du désordre, des allées sablées faisant suite à des perrons, menant à des grilles, et qui flattaient un certain goût que j’ai toujours eu pour les lieux où l’on se promène avec quelque apparat, où les femmes d’une autre époque auraient pu déployer des robes de cérémonie. Puis des coins obscurs, des carrefours humides où le soleil n’arrivait qu’à peine, où toute l’année des mousses verdâtres poussaient dans une terre spongieuse, des retraites visitées de moi seul, avaient des airs de vétusté, d’abandon, et sous une autre forme me rappelaient le passé, impression qui dès lors ne me déplaisait pas. Je m’asseyais, je m’en souviens, sur de hauts buis taillés en banquettes qui garnissaient le bord des allées. Je m’informais de leur âge, ils étaient horriblement vieux, et j’examinais avec des curiosités particulières ces petits arbustes, aussi âgés, me disait André, que les plus vieilles pierres de la maison, que mon père n’avait pas vu planter, ni mon grand-père, ni le père de celui-ci. Puis le soir il arrivait une heure où tout ébat cessait. Je me retirais au sommet du perron, et de là je regardais au fond du jardin, à l’angle du parc, les amandiers, les premiers arbres dont le vent de septembre enlevât les feuilles, et qui formaient un transparent bizarre sur la tenture flamboyante du soleil couchant. Dans le parc, il y avait beaucoup d’arbres blancs, de frênes et de lauriers, où les grives et les merles habitaient en foule pendant l’automne ; mais ce qu’on apercevait de plus loin, c’était un groupe de grands chênes, les derniers à se dépouiller comme à verdir, qui gardaient leurs frondaisons roussâtres jusqu’en décembre et quand déjà le bois tout entier paraissait mort, où les pies nichaient, où perchaient les oiseaux de haut vol, où se posaient toujours les premiers geais et les premiers corbeaux que l’hiver amenait régulièrement dans le pays.