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tude des renseignemens que mon interlocuteur avait pu recueillir sur nos partis, sur nos hommes, et même sur nos moindres publications. Je lui exprimai mon étonnement à cet égard, et il me répondit en souriant : « Nous sommes bien forcés d’apprendre toutes ces choses, et les moyens d’information ne nous manquent pas. » En général, le major, que j’avais eu déjà l’occasion d’étudier dans mes interrogatoires à Kamienieç, et que je devais retrouver plus tard dans la commission d’enquête de Kiow, se montra toujours froid, presque indifférent, mais homme bien élevé, poli et plein de convenance envers moi. Dans mes entrevues avec le gouverneur de Kamienieç, il n’avait jamais manqué de rappeler au calme le général Radistchev toutes les fois que celui-ci s’était laissé aller à des emportemens.

Un ressort de notre calèche s’étant cassé le soir de notre arrivée à Mohilow, je fus placé dans une kibitka avec les gendarmes, tandis que le major nous précédait dans une autre avec les employés de la police secrète, et nous fûmes emportés avec cette rapidité dont on ne saurait se faire une idée, à moins qu’on n’ait vu cette sorte de train en Russie. C’est alors que m’arriva un accident que je suis encore maintenant loin de pouvoir comprendre, et que je désespère bien plus de faire comprendre à mes lecteurs. A une des secousses que la kibitka, dans sa rapidité furieuse, épargne si peu au voyageur, je sentis comme quelque chose se briser à l’attache de ma tête, et une douleur aiguë et atroce dans le cerveau me fit pousser un cri sauvage de détresse, entendu même de la voiture qui nous précédait. Le major fit faire halte et demanda ce que j’avais. Je ne pus rien répondre, je sanglotai seulement. Il donna ordre de marcher au pas jusqu’à la station. Cela me soulagea beaucoup, mais au moindre choc mes souffrances infernales recommençaient: je poussais des cris en serrant ma tête dans les mains. Arrivé à la station, je ne pus descendre de la voiture. Honte et misère! je pleurai comme un enfant... Alors le major, qui avait hâte d’arriver à Braçlaw, me laissa sous la garde d’un des employés de la police et des deux gendarmes, en leur recommandant d’aller au pas. Nous continuâmes notre route; mais, au bout de quelques heures, mon compagnon, impatienté de la lenteur de notre marche, donna l’ordre d’aller plus vite. A peine les chevaux furent-ils lancés au galop, que mes douleurs devinrent d’une violence vraiment insupportable. Je me sentais devenir fou, et, averti par mes cris déchirans, mon surveillant commanda de faire halte. — Vous devez marcher lentement; si vous ne le voulez pas, brûlez-moi donc tout de suite la cervelle. Croyez-moi, si vous continuez le galop, je ne le supporterai pas plus de cinq minutes, je serai mort, et alors quelle sera votre position? — Je n’exagérais nullement; mes paroles, accen-