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les tenons avec force outils et marteaux. Je souffrais beaucoup de ces anneaux, toujours trop étroits pour moi; je ne pouvais avancer d’un pas, d’autant plus que les chaînons rouilles empêchaient les barres de tourner. On me porta et on me hissa dans la voiture. Assez tard dans la nuit, et après avoir passé Bialo-Cerkiew, le traîneau où j’étais placé, arrivé sur une pente, donna sur je ne sais quel obstacle et versa. Les gendarmes furent jetés dehors. J’ignore ce que devint le cocher; quant à moi, privé de tout mouvement par les menottes et les barres, je fus précipité, et mes chaînes s’accrochèrent, je ne sais comment, à un des coins du véhicule. Ainsi attaché, je fus traîné dans la neige et la boue par les chevaux, qui continuaient leur course effrénée, me meurtrissant la poitrine, les coudes et les genoux; enfin je perdis toute connaissance. Revenu à moi, je me vis de nouveau installé dans le traîneau; tout était dans l’ordre, et l’officier, debout devant moi, me demandait si je souffrais beaucoup. Je ne répondis rien. Alors eut lieu une scène tout à fait russe. L’officier frappa du poing les pauvres gendarmes à cause de l’accident auquel il avait seul contribué en criant toujours d’aller plus vite; les gendarmes, remis en route, rendaient au cocher les coups de poing de l’officier, et celui-là se vengea sur les chevaux en les brutalisant avec fureur, au risque d’amener la répétition de l’aventure. Plus mort que vif, je regardai faire, et, — faiblesse de la nature humaine! — je n’avais plus qu’un seul sentiment, le sentiment de la peur devant un second accident. A chaque descente, au moindre choc, je fermais les yeux, j’étais pris de défaillance, et cependant je n’étais pas peureux de ma nature, ni de nerfs précisément délicats!... Le jour suivant, j’arrivai devant la forteresse de Kiow.


III.

Transporté sur les bras de quelques soldats, je fus déposé d’abord dans la salle du commandant de place, où je fus fouillé, inscrit sur les registres et pressé de questions auxquelles je ne sais ce que je répondis, car je n’avais conscience ni de mes actions ni de mes paroles. On me souleva ensuite, on me fit marcher à travers un nombre infini de pièces et de corridors; des soldats me soutenaient. On ouvrit une porte, j’entrai dans une cellule, et je tombai épuisé sur la paillasse. Avec moi étaient entrés quelques geôliers et un aide-de-camp. Celui-ci me demanda si je désirais quelque chose; je le priai alors de faire élargir les anneaux de mes chaînes ou changer mes fers; il me répondit qu’il n’avait pas de pouvoirs pour cela, mais qu’il ferait un rapport. On me laissa seul, et au bout de quelques momens je m’endormis. Je dormis vingt-cinq heures sans interruption, et je ne fus éveillé que par les gardiens, que ce sommeil