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cœur. Depuis mon départ de Kamienieç, je n’avais pu ôter mes bottes ! Mes jambes étaient meurtries, et pourtant je marchai toute la journée dans ma chambre, et je prenais presque du plaisir à la douleur que j’en ressentais, car elle me prouvait que mes pieds étaient libres.

Plusieurs semaines se passèrent, quand un soir, assez tard dans la nuit, quelque chose qui n’était pas encore entré dans ma cellule y apparut : une lumière. Un aide-de-camp, accompagné de quatre soldats, m’ordonna de me lever et de le suivre. — Le moment de l’exécution serait-il venu? pensai-je, et je jetai un regard d’adieu à ma cellule. Soutenu sous les bras par les soldats, je traversai la grande cour de la prison : la neige criait sous nos pas; la nuit était très sombre; l’air vif et pur, auquel je n’étais plus habitué, me coupait la respiration et me faisait pourtant un bien indicible; j’éprouvai, si j’ose m’exprimer ainsi, une volupté aiguë à humer les fraîches bouffées du vent, tout en croyant que j’allais à la mort. On m’emmena dans une grande salle faiblement éclairée. Des officiers de divers grades étaient assis autour d’une grande table ronde couverte de drap vert. Ils fumaient des cigares, causaient à haute voix et riaient parfois. C’était la commission d’enquête. Parmi ces officiers, je reconnus avec une véritable joie le major Poloutkovskoï, et pourtant c’était lui qui m’avait arrêté ! Un monsieur en habit noir et qui présidait la commission me fit signe de m’approcher : c’était le conseiller intime et membre de la troisième section du cabinet de l’empereur (police secrète) Pissarev, l’alter ego du prince Bibikov, l’homme dont le souvenir terrible ne s’effacera pas de longtemps dans les provinces détachées. Il me permit de m’asseoir à côté de lui et commença l’interrogatoire en français, et sur un ton très affable. C’étaient, quoique beaucoup plus détaillées, les mêmes questions que m’avait adressées le prince Bibikov; j’y fis les mêmes réponses, et tel fut le caractère de tous les interrogatoires suivans, assez nombreux, que j’eus à subir devant la commission d’enquête.

Comme j’étais noble, je trouvai un jour à une des séances de la commission le maréchal de la noblesse de la province; c’était une exigence de la loi. Il avait l’air souffrant, ne remplissait évidemment qu’une pénible formalité, et m’adressa seulement quelques questions en polonais sur mes relations de famille. Du reste, tous ces messieurs de la commission me parlaient presque toujours sur un ton convenable malgré les fréquentes dénégations et le silence plus fréquent encore que j’opposai à leurs demandes. Une fois même le président me dit : « Le temps doit vous paraître bien long en prison, voulez-vous des livres? Je mets ma bibliothèque à votre disposition. Préférez-vous des romans ou des voyages? — Si vous pouviez me donner une Bible ! — Une Bible ! répondit-il en me re-