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tiouchka), je te casserai la tête, si tu ne me donnes pas tout de suite la sainte communion. » Le pope manœuvra adroitement pour arriver à la porte en lui assurant qu’il allait chercher le ciboire, puis il se sauva d’un bond en abandonnant le crucifix et le psautier. Le lendemain, le général gouverneur de la citadelle se fit ouvrir la cellule du fou, mais resta dans le corridor. Le prisonnier, debout sur le seuil, lui faisait signe d’entrer : «Venez, excellence, j’ai quelque chose à vous dire à l’oreille; » mais son excellence fut plus prudente que le pope. Bientôt vinrent des soldats : ils garrottèrent et lièrent le pauvre fou pour l’emporter à l’hôpital. Pendant tout le trajet, il ne cessait de crier avec fureur : « Petit père, donne-moi la communion. »

A sa place nous arriva ensuite un Circassien, un guerrier libre du Caucase, qui, fait prisonnier et employé aux travaux de la forteresse, avait essayé de s’évader avec deux de ses compatriotes et compagnons d’infortune. Poursuivis par les soldats, ils se défendirent longtemps avec leurs pelles, leur unique arme; l’un réussit à s’enfuir, l’autre fut transpercé d’un coup de baïonnette, le troisième tomba dans les mains des soldats, et ce fut celui-là même qui devint mon vis-à-vis. On le disait « prince des montagnes. » Les mains et les pieds enchaînés, il était presque toujours assis sur sa couche, silencieux, sombre et le regard plein de fierté. Je ne manquai jamais de le saluer avec respect toutes les fois que, traversant le corridor, je passai devant la lucarne de sa cellule.

En attendant, des semaines et des mois s’écoulaient; aux froids d’hiver avaient succédé les chaleurs torrides de juillet. L’air étouffant de ma prison me causa une irritabilité nerveuse extrême, qui éclatait à la moindre contrariété. La nuit, je ne pouvais dormir, et j’ai oublié de noter une souffrance permanente de ma captivité dont l’intensité ne saurait être appréciée par ceux qui n’ont pas été à même de l’éprouver personnellement; je veux parler de la consigne qu’avait le factionnaire de surveiller constamment toutes mes actions par la lucarne de ma porte. On ne saurait s’imaginer la torture indicible de l’homme se voyant et se sachant épié dans le moindre de ses mouvemens. Cet œil étranger, impassible et implacable que vous rencontrez à chaque instant, cet œil qui vous poursuit partout et toujours, vous fait l’effet d’une infernale providence. Je renonce à faire comprendre le sentiment du prisonnier qui, dès qu’il s’éveille le matin, voit de sa couche ces deux yeux braqués sur lui comme deux stylets. Le croirait-on? Dès le matin, je soupirais après la nuit, après cette nuit sans lumière qui était pourtant bien longue, mais qui me mettait au moins à l’abri de ces deux yeux. Parfois impatienté et hors de moi, je m’approchais de la lu-