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tant, lorsqu’il eut franchi le seuil d’un logis délabré, ancien nid de Turcs disparus, Zabori pénétra dans un asile qui lui causa un plaisir imprévu. Une douzaine d’officiers l’attendaient autour d’une table chargée de fleurs. Les visages de ses nouveaux camarades conquirent sur-le-champ le gentilhomme hongrois. Un air d’audace et d’entrain régnait sur toutes ces physionomies, où se montrait dans ce qu’il a de plus énergique le caractère particulier à chaque nation de l’Europe. Le major lui-même n’était plus la maussade figure du matin; il avait dépouillé l’homme de bureau pour reprendre une enveloppe martiale. Sa taille s’était redressée dans un uniforme qu’il portait avec l’aisance d’un vieux soldat: ses lunettes étaient restées avec ses paperasses, et Laërte trouvait dans ses yeux une cordiale expression de bienvenue. Le major représentait, avec un officier dont nous allons bientôt parler, l’élément français de cette réunion. Les officiers de la légion se divisent, comme on le sait, en deux classes : ceux qui servent à titre étranger, c’est-à-dire les hommes échoués, comme Laërte, au pied de notre drapeau après avoir été battus dans leur pays natal par le flot des aventures, et ceux qui servent à titre français, c’est-à-dire les militaires de notre nation envoyés dans la légion, comme dans tout autre corps, par les voies habituelles de l’avancement. C’était à cette dernière classe qu’appartenaient le commandant du dépôt et un homme d’une trentaine d’années qui joue un rôle important dans ce récit, — le capitaine de Serpier.

Nous rencontrons presque tous dans notre vie un personnage qui représente le chœur de la tragédie antique. Témoin grave et ému de nos actions, il a sans cesse sur les lèvres des paroles qui remuant notre existence et en sont la moralité. Il nous attire comme ce canal que La Fontaine comparait au livre des Maximes. Ces ondes sur lesquelles nous nous penchons sont si belles que l’on ne s’en éloigne qu’avec peine. Pourtant, dans l’image qu’elles réfléchissent, il y a quelque chose qui nous attriste, car cette image, c’est notre propre figure se reflétant dans une conscience amie; le fantôme qui nous apparaît a je ne sais quoi de solennel. Nous sentons que cette ombre de nous-mêmes a été jugée, et, quoique le jugement qui pèse sur elle soit attendri, c’est toujours un jugement. Le capitaine de Serpier devait être ce personnage pour Zabori. Aussi allons-nous dire tout de suite ce que nous savons et ce que nous pensons de l’homme qui fut le plus aimé de Laërte, et qui seul aurait pu le soustraire peut-être aux mauvaises puissances dont il était le jouet.

.le n’apprendrai rien à personne sur la famille à laquelle appartenait Yves de Serpier. C’était un descendant de ce soldat intrépide, moitié hobereau, moitié laboureur, qui s’est fait une place si originale entre Charette et Stofflet dans les légendes de la Vendée.