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des circonstances semblables à celles où nous sommes. J’espère que le sort des armes vous sera favorable, et je sais surpris de cette sorte de pressentiment sinistre qui parait en ce moment vous dominer, il est cependant certain après tout que vous pouvez parfaitement, comme chacun de nous, attraper une balle qui vous envoie en quelques minutes hors de ce monde. Si vous voulez que je puisse défendre avec chaleur, protéger avec puissance les intérêts que vous laisserez ici-bas, vous ferez bien de me les faire connaître. — Herwig alors a paru très embarrassé; mais tout en se servant de mots qui arrivaient péniblement sur sa bouche, et qu’il avait l’air de vouloir ressaisir à peine échappés, voici à peu près ce qu’il m’a fait comprendre. Il s’est mis dans l’esprit que vous aviez inspiré une passion profonde à sa fille Dorothée. Tout en ignorant que vous êtes marié, il a vu entre vous et son enfant des obstacles qui l’ont désespéré. Quoique né sur la rive française du Rhin, il a pour la noblesse une vénération germanique, et votre nom, bien connu en Allemagne, brille d’un éclat dont il est naïvement ébloui. Il s’est donc demandé par quel moyen il pourrait faire de sa fille une comtesse Zabori. Or le pauvre homme n’a jamais eu à sa disposition qu’un seul moyen aussi simple qu’héroïque : il achète tout ce que réclament ses désirs modestes et sacrés avec le sang dont il a déjà répandu une si bonne part. Il s’est décidé à vider cette fois-ci le fond de ses veines pour arriver au mariage de sa fille. Il a pensé que la parole d’un mort serait écoutée religieusement, que, si le bonheur de sa Dorothée devenait pour vous le legs d’un frère d’armes, vous accueilleriez ce legs. Voilà pourquoi, depuis le commencement de cette expédition, il cherche la mort avec tant d’acharnement. Dès que j’ai eu pénétré sa pensée, j’ai été tenté de le détromper. J’avais déjà sur les lèvres les mots par lesquels je voulais lui révéler votre mariage, quand plusieurs réflexions d’un ordre impérieux m’ont arrêté. J’ignore ce qu’ont pu être vos relations avec Dorothée et ce que lui-même sait ou croit sur cette délicate matière. J’ai craint de prononcer témérairement une parole cent fois plus terrible que le trépas pour cet homme résolu. Comme en tout cas je ne crois pas à une attaque cette nuit, après la rude leçon que les Kabyles ont reçue hier encore, j’ai pensé qu’avant de tenir un discours irréparable, je devais me rendre auprès de vous, recevoir vos conseils, prendre vos inspirations, éclairer ma conscience à la lumière de la vôtre. Voyons, Laërte, parlez-moi!

Laërte ne lui cacha rien. Il lui raconta tout le pénible roman de ses amours avec Dorothée; il alla même jusqu’à lui lire la lettre d’une si poignante ironie que lui avait écrite l’étrange fille. Serpier,