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dans les chemins d’une vie facile et souriante ; mais le pied de Laërte n’était pas fait pour suivre de pareils sentiers.

Un soir où il sortait comme d’ordinaire du salon de la marquise en compagnie de Serpier, il remarqua chez son ami une morne attitude. Yves marchait à ses côtés sans lui adresser une parole, et le silence du loyal officier n’était point un de ces silences rêveurs qui savent se mêler avec charme aux expansions de l’amitié : c’était un silence dur et actif, dont se sentait frappée l’âme de Laërte. Une de ces percussions magnétiques fut si violente que Zabori se tourna tout à coup vers son ami, comme s’il eût été atteint brusquement par quelque parole injurieuse.

— Voyons, Yves, lui dit-il, trêve de bouderies ! Tout ceci est-il de ma faute après tout ?

— Oui, repartit vivement Serpier, et la preuve de ton crime est la manière dont tu réponds à une pensée que je n’ai pas exprimée. Il y a des cas, vois-tu, où il faut savoir jouer le rôle des Hippolyte et des Joseph. Telle occasion peut se présenter où ce rôle si bafoué est tout simplement l’exercice de la plus indispensable probité ; mais cette occasion du reste n’est pas celle qui s’offre à toi. On ne t’a fait jusqu’à présent que des avances dont tu n’aurais pas dû t’apercevoir, dont ne se serait pas assurément aperçu un homme qui n’aurait pas eu ta funeste science, triste bagage de ta vie passée. Malheureusement les femmes deviennent pour certains hommes ce que sont les murailles pour les voleurs : ils ne peuvent point s’empêcher de regarder chaque accident propice à leurs habituelles entreprises, chaque fissure où ils pourraient mettre le pied. La muraille, il est vrai, a été ta complice et t’a découvert elle-même l’une après l’autre toutes ses fissures ; mais voilà tout. Rien ne te contraignait à la frauduleuse ascension que déjà tu as presque accomplie.

— Hélas ! mon cher Yves, repartit Laërte, cette ascension, pour me servir de ton image, est si avancée que je ne sais plus comment descendre.

— Eh ! morbleu, fit vivement Serpier, romps-toi le cou s’il le faut, c’est-à-dire résigne-toi à faire une chute qui sauvera notre digne colonel du malheur de t’avoir pour bourreau. Je sais bien, s’il faut en croire la chronique, qu’il aurait été atteint déjà par des coups semblables à ceux dont il est menacé de ta part. Enfin, s’il en est ainsi, qu’il ne te trouve pas du moins au nombre de ses assassins ; qu’il ne te crie pas, comme César à Brutus : Et toi, mon fils, aussi !

Telle est la fatalité goguenarde attachée aux plus cruelles mésaventures de ce monde, que Serpier lui-même, le digne et pur Vendéen, était entraîné à prendre le ton de la plaisanterie dans un