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nent possession des rues désertes, et un silence cent fois plus lugubre que celui des ténèbres s’étend sur les cités rayonnantes. Toutes les maisons sont remplies de songes pesans accroupis sur des êtres fatigués; mais il y a toujours une race de gens qui profitent des bâillons et des bandeaux que les heures de repos forcé mettent à ceux dont la surveillance les incommode. En Afrique, le crime et l’amour choisissent souvent midi pour l’instant de leurs équipées.

Laërte attendait la marquise dans une chambre de cette maison mauresque où le poursuivait tout récemment encore l’image de Dorothée. C’était précisément à l’instant où l’heure formidable de midi traversait les zones enflammées du ciel. Mme de Sennemont tardait à venir. Zabori subit alors l’effet habituel de l’attente : il se mit à juger involontairement avec une profonde malveillance la personne qui ne paraissait point. Il se demanda comment il en était arrivé à une situation dont il éprouvait autant d’embarras que de remords. Il repassa l’une après l’autre dans sa mémoire les scènes qui avaient amené un dénoûment aussi fâcheux que prévu. Il se rappela entre autres choses, en s’accablant des plus violentes invectives, une soirée où il avait raconté chez le colonel de Sennemont cette histoire de vampire dont il avait amusé déjà et effrayé l’imagination de Dorothée. En débitant cette histoire, il avait ce soir-là fourni sciemment un prétexte à des coquetteries banales dont le souvenir lui inspirait un véritable dégoût. — Comment, se disait-il, n’ai-je point perdu, dans la vie puissante où de tragiques événemens m’ont jeté, le goût des misérables passe-temps qui ont rempli les débuts de mon existence? Je connaissais la sotte fatalité attachée à mon éternel récit de vampire qui m’a déjà fait échanger avec d’insignifiantes créatures tant de nébuleuses fadaises. J’ai amené par ma faute toutes les figures du menuet désastreux que je suis obligé de danser jusqu’au bout. — Puis il se comparait à Sennemont, se mettait au-dessous de l’homme qu’il avait outragé, et se demandait par quelle étrange perversité la marquise avait pu concevoir la première pensée de cette galanterie qu’il maudissait.

En cela, Zabori, aveuglé par sa maussade humeur, faisait preuve d’un manque absolu de mémoire, car il avait vu agir déjà dans maintes aventures les mobiles qui avaient déterminé Laure. La pauvre créature avait tout simplement le goût des hommes pâles et tristes qu’avaient les femmes de cette époque-là, et les curiosités romanesques qu’ont eues les femmes de tous les temps. Puis le comte Zabori avait un victorieux prestige pour Laure Fénil, qui était fort entêtée de qualité, particulièrement à l’endroit de toute noblesse