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sont comme les chiens : ils ne poursuivent que ceux qui ont peur d’eux. Vous pouvez encore, je ne sais où, trouver une vie à votre gré.

Laërte pensa que ce conseil était bon à suivre malgré la forme bizarre et féroce dont il était revêtu. Il franchit à son tour ce corps gisant dont les chaire sanglantes, envahies par une ombre visible, formaient un frappant contraste avec l’éclat lumineux du sol; puis il serra la main de Mérino et sentit, à cette pression, une larme dans ses yeux. Si aride, si desséchée, si sauvage que se fasse tout à coup notre vie, une frêle pousse de sensibilité trouve moyen d’y trembler toujours, comme une plante entre des rochers. Mérino aussi eut dans le regard je ne sais quelle humide vapeur. Ces deux voyageurs, familiers avec la pensée des courses sans retour, éprouvaient une sorte d’émotion en se disant adieu.

Laërte franchit les rues de Blidah sans obstacle, suivant la prédiction de l’Espagnol. Sa démarche calme ne pouvait éveiller aucun soupçon. Il rencontra deux soldats qui lui adressèrent le salut accoutumé; les factionnaires lui portèrent les armes. Il se prêtait sans émotion apparente à ces actes journaliers de la vie, quoiqu’il eût l’âme toute remplie de ce sentiment intime, le résultat des grandes joies ou des grandes douleurs, qui jette pour nous sur le monde extérieur des teintes et des formes de visions. Quand il eut franchi les portes de la ville, il marcha quelque temps dans la campagne en suivant par instinct plutôt que par préméditation une direction opposée à la ligne des postes français. Puis vint un moment où il s’arrêta et se recueillit. Son visage, quand il reprit sa course, avait une expression nouvelle. Laërte marchait sur les pas d’un guide invisible qui était venu à lui dans ce désert, et il savait bien que ce guide n’était pas un envoyé de Dieu.


PAUL DE MOLENES.