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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/135

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jour, dit-on : que ce soit là l’excuse de M. Myriel, car dans cette soirée il pèche au moins deux fois, par exagération de charité, contre ses devoirs d’évêque et de chrétien.

Une chose cependant peut excuser l’évêque, c’est qu’il ait prévu le résultat de son hospitalité, et qu’il ait, par cette exhibition d’objets séduisans pour l’œil d’un forçat, voulu attirer le diable dans sa demeure pour le mieux prendre au piège. L’exhibition produit son effet inévitable, et le vol des couverts, accompli dans la nuit, devient le moyen de rédemption du forçat. Quand ce dernier est arrêté par les gendarmes avec les objets volés, l’évêque répond que ces objets ont été donnés par lui au coupable et le fait mettre en liberté, puis il s’approche et prononce sur lui les paroles de l’exorcisme chrétien : « Jean Valjean, mon frère, vous n’appartenez plus au mal, mais au bien. C’est votre âme que je vous achète; je la retire aux pensées noires et à l’esprit de perdition, et je la donne à Dieu. » La fin de cette scène est belle et émouvante; à ce moment, on oublie toutes les petites taches que nous avons signalées dans les pages qui précèdent, et l’âme du lecteur ressent vraiment cette joie que cause le spectacle de la charité héroïque. Notons une toute petite bizarrerie qui donne à cet acte un caractère particulièrement touchant. Pour comprendre combien la charité de l’évêque est grande, il faut savoir qu’on avait entendu dire un jour à cet homme qui se dépouillait de tout pour les pauvres : « C’est égal, je m’habituerais difficilement à ne plus manger dans de l’argenterie. » Ceux qui connaissent les petits mystères de la nature humaine, mais ceux-là seulement, comprendront que cet abandon volontaire de son argenterie était peut-être la plus grande victoire que l’évêque eût à remporter sur lui-même. Certaines grandes et nobles actions sont plus faciles relativement que tel petit sacrifice de sensualité et d’habitude. Il est facile de tout abandonner; mais se résigner à ne plus manger dans de l’argenterie ou à s’éclairer avec de la chandelle lorsqu’on est habitué à brûler de la bougie, voilà qui est vraiment héroïque!

Ce que nous devons louer sans aucune réserve, ce sont les chapitres où M. Victor Hugo a analysé l’âme du forçat Jean Valjean. Cette psychologie d’une âme monstrueuse, ou plutôt devenue monstrueuse sous les coups répétés de la souffrance et du malheur, a fourni à M. Hugo quelques-unes des pages les plus belles, les plus humaines surtout qu’il ait écrites. Son imagination puissante est là dans son domaine, et elle s’est donné libre carrière sans manquer jamais cependant à la vérité et à la raison. Nous voyons jouer devant nous les ressorts grossiers et robustes de cette âme brutale, nous voyons clair dans les ténèbres de cette intelligence ignorante,