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l’archevêque mitré, et tout en haut, dans une sorte de soleil, l’empereur couronné et éblouissant. Il lui semblait que ces splendeurs lointaines, loin de dissiper sa nuit, la rendaient plus funèbre et plus noire. Tout cela, lois, préjugés, faits, hommes, choses, allait et venait au-dessus de lui, selon le mouvement compliqué et mystérieux que Dieu imprime à la civilisation, marchant sur lui et l’écrasant avec je ne sais quoi de paisible dans la cruauté et d’inexorable dans l’indifférence. » Le chapitre intitulé l’Onde et l’Ombre, qui interrompt un instant le récit, est généralement admiré ; mais quoiqu’il soit fort éloquent, il me plaît moins que les traits épars çà et là de cette longue et dramatique analyse. Ce chapitre est plein d’expressions baroques et monstrueuses, les haillons de l’eau, la populace des vagues, plein d’images difformes, toutes semblables à des géans contrefaits. Cependant l’impression en est très grande et prépare bien le lecteur à comprendre et à accepter les scènes qui vont suivre.

Mais le chef-d’œuvre du livre, c’est le chapitre intitulé Petit Gervais, où M. Hugo a décrit l’éveil de la conscience dans l’âme de Jean Valjean. Ce chapitre est un coup de maître, et mérite, selon nous, de prendre place parmi les analyses les plus originales et les plus savantes qu’on ait faites de l’âme humaine. Nous insistons sur ce point. Nous savions M. Hugo artiste puissant, musicien consommé, peintre éclatant, mais, en dépit du Dernier Jour d’un Condamné, nous ne le savions pas psychologue exact et sévère, et nous n’aurions accordé qu’une médiocre confiance à la vérité de ses analyses de l’âme. Nous ne voulons pas dire cependant que son talent se soit révélé sous un aspect tout à fait inattendu, et qu’une faculté jusqu’alors inconnue ait germé tout à coup en lui. En tout autre sujet, peut-être n’aurions-nous pas à louer comme nous le faisons la vérité et l’exactitude de ses analyses. Les observations subtiles, les nuances microscopiques, ne sont point de son ressort, et il y réussit mal. La forte imagination de M. Hugo nous donne un spectacle de pénible embarras lorsqu’elle essaie de saisir et de reproduire certains états délicats de l’âme et du cœur; mais ici l’énormité du sujet mettait à l’aise cette imagination, et si le mot n’était quelque peu vulgaire, je dirais volontiers qu’elle s’y trouvait comme chez elle. L’imagination en effet a son domaine particulier en psychologie, tout comme l’attention ou comme la mémoire; il y a certains états de l’âme qu’elle seule sait voir, comprendre et reproduire, par exemple ces états où l’âme est en quelque sorte la proie de la chair et du système nerveux, où elle palpite et se débat sous la pression de la crainte, de la terreur, de l’agonie. Dans ces états de l’âme, toutes nos facultés sont muettes et anéanties, elles se glacent de torpeur et sont prises pour ainsi dire d’évanouissement. Une seule