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un crâne, où le forçat revenu au bien agite en lui-même la question de savoir s’il ira se d’énoncer à la justice afin de sauver un malheureux qu’on a pris faussement pour lui. Jean Valjean est maintenant M. Madeleine: il est devenu manufacturier, s’est enrichi et a enrichi tout le monde autour de lui dans une petite ville de province dont il est maire. Tout à coup, après des années de paix et de sécurité profondes, troublées seulement par les regards soupçonneux d’un officier de police, autrefois employé aux chiourmes du midi, il apprend qu’un pauvre diable qui prétend se nommer Champmathieu, et qu’on s’obstine à appeler Jean Valjean, va être jugé à Arras comme coupable d’un vol commis il y a dix ans au préjudice d’un petit Savoyard. Alors un douloureux combat s’élève en lui. Toutes les voix de l’âme prennent tour à tour la parole pour lui conseiller, qui la lâcheté, qui l’héroïsme, qui la prudence, qui le dévouement. Le souvenir de ses anciennes souffrances se réveille et le fait reculer lorsqu’il a déjà pris spontanément la détermination d’aller se dénoncer. Sa conscience use de sophismes, et son égoïsme essaie de mettre Dieu en sa faveur. Pourquoi ce Champmathieu est-il pris pour Jean Valjean après tout? C’est sans doute que Dieu le veut. La Providence se révèle par la protection dont elle l’entoure; elle veut qu’il reste riche, considéré, inconnu, afin de continuer à faire le bien autour de lui. La délibération continue longtemps ainsi, violente, orageuse. A cet examen de conscience, si émouvant qu’il soit, je préfère cependant le chapitre intitulé Petit Gervais, non parce qu’il est très supérieur, mais parce que la thèse en est plus neuve et partant plus originale, que l’état d’âme qu’elle expose et décrit est moins connu.

Le forçat Jean Valjean revient donc à la vertu. Une invention ingénieuse l’a rendu riche, et il purifie sa fortune en répandant le bien autour de lui. Il récolte en considération et en estime la moisson des bienfaits qu’il sème sur son chemin. Cette vertu est très belle, et j’y applaudis; dirai-je cependant qu’elle me laisse froid et qu’elle ne me paraît ni assez dramatique ni assez touchante? Pour qu’elle eût tout son prix, il aurait fallu qu’elle restât sans récompense terrestre. Je regrette, au point de vue philosophique et même dans l’intérêt de l’art, que M. Hugo ait cru devoir dissimuler son forçat Jean Valjean sous le personnage du maire Madeleine. En prenant le parti contraire, il aurait obtenu des effets bien plus pathétiques et trouvé bien plus sûrement le secret des cœurs. Jean Valjean devait rester Jean Valjean, le forçat libéré racheté du mal par l’évêque Myriel, faisant viser partout où il s’arrête ce fameux passeport jaune, stigmate d’infamie. Il devait être connu du monde pour ce qu’il est et sentir à toute heure peser sur ses épaules le fardeau de la dure