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costume mythologique, n’auraient point été déplacées, pour leur fraîclieur et leur beauté, à la cour de Neptune. Je ne sais si j’étais alors préoccupé autrement de couleur locale, mais je trouvai aux wickets la forme d’un trident et aux bats dont se servaient les joueurs pour arrêter la balle celle d’un court aviron. Tout à coup la fête se trouva interrompue par un signal des matelots : il fallait partir, car la mer allait reprendre son empire, et nous étions, dans cet endroit-là, ce que les Anglais appellent des intruders (usurpateurs.) « Faites vite, nous criaient les bateliers, les marées n’attendent point. » En un instant, on plia les tentes, on enleva les baraques, on déplanta les barres, et nous courûmes vers les bateaux. Il ne restait plus dans cet îlot de sable que les traces d’une réjouissance champêtre dont la mer allait laver le théâtre.

Nous commencions à peine à nous éloigner, quand nous vîmes distinctement, le long du terrain occupé naguère par la foule, une ligne de brisans dont le bouillonnement blanchâtre et furieux annonçait déjà le retour du flux. Encore une heure peut-être, et ces bandes solides qui rayaient le dos mobile de l’Océan allaient être effacées l’une après l’autre par la marée. On me raconta, en revenant sur le bateau, l’histoire d’un officier anglais qui, un jour de cricket, s’était endormi sur le sable à la suite de copieuses libations, et qui avait été oublié au moment du départ. Il fut sauvé comme par miracle par un vaisseau démâté qui, au tomber de la nuit, vint échouer contre le banc de sable déjà envahi par les flots ; la faible lumière qui brillait au flanc de ce vaisseau perdu éveilla par bonheur l’attention des pilotes de Deal.

Il s’en faut pourtant de beaucoup que les criketers (joueurs de cricket) choisissent pour théâtre de leurs exploits des endroits excentriques comme les Goodwin Sands ; la plupart des défis ont lieu non sur les sables mouvans, mais sur la terre bien ferme, dans une plaine nivelée comme il s’en trouve tant en Angleterre, et revêtue d’une herbe courte qui reluit au soleil. Que de fois, en voyageant à pied, le bruit sec de la balle heurtée par la crosse de bois m’annonça vers le soir, au milieu des champs, que j’approchais d’un village ! Bientôt je découvrais sur une bruyère ou dans une prairie un groupe d’enfans joyeux qui, délivrés de l’école, s’exerçaient à défendre leurs wickets avec le courage et l’ardeur d’un soldat sur la brèche. Cependant qu’on ne se hâte pas de croire que le cricket soit, comme chez nous la balle, un jeu d’enfans ou d’écoliers ; c’est au contraire le divertissement des hommes mûrs. Les ouvriers, dans l’après-midi du samedi, secouent les ennuis et les fatigues de la semaine en luttant d’adresse les uns contre les autres : se reposer pour eux, c’est changer d’occupations, et le champ de cricket,