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Le reste de l’histoire se devine sans peine. Fantine tombe dans la gêne, puis dans la misère, enfin dans la détresse. Dès qu’il ne s’agit plus que de peindre, M. Hugo retrouve toute sa puissance. Il y a dans la description de ce dénûment quelques traits d’une observation tristement vraie, qui navrent et déchirent le cœur. En voici une très exacte et presque belle dans sa sinistre horreur : « Cependant une vieille femme qui lui allumait sa chandelle quand elle rentrait le soir lui enseigna l’art de vivre dans la misère. Derrière vivre de peu, il y a vivre de rien... Fantine apprit comment on se passe tout à fait de feu en hiver, comment on renonce à un oiseau qui vous mange un liard de millet tous les deux jours, comment on fait de son jupon sa couverture et de sa couverture son jupon, comment on ménage sa chandelle en prenant son repas à la lumière de la fenêtre d’en face. On ne sait pas tout ce que certains êtres faibles, qui ont vieilli dans le dénûment et l’honnêteté, savent tirer d’un sou. Cela finit par être un talent. Fantine acquit ce sublime talent, et reprit un peu de courage. » Mais bientôt cet art même ne lui suffit pas. Les Thénardier demandent de l’argent. Une première fois elle vendit ses cheveux; pressée par une nouvelle demande, elle vendit ses dents à un opérateur forain. Ce détail des dents arrachées est horrible, je l’accorde, mais il se grave, bon gré, mal gré, dans l’imagination et fait partie désormais de la physionomie de Fantine. Et puis comme l’horrible incident est bien expliqué et bien amené ! Ce n’est pas sans résistance que Fantine consent à cet horrible sacrifice, mais elle a reçu le matin une lettre des Thénardier qui demandent de l’argent pour Cosette. Lorsque l’opérateur lui propose le hideux marché, elle s’enfuit précipitamment; pourtant elle rentre rêveuse et va lire la lettre sur l’escalier de sa demeure. D’ailleurs la somme qu’on lui offre est si considérable : quarante francs ! La femme avec laquelle elle loge semble insister tout particulièrement sur l’énormité de cette somme, et tout à l’heure n’a-t-elle pas entendu une vieille édentée qui enviait la proposition qui lui était faite? Cet affreux sacrifice ne la sauve pas encore : elle en fait un dernier et devient fille publique. Ici nous ferons encore une chicane à M. Hugo : la scène, saisissante d’ailleurs, du bureau de police s’accorde mal avec le caractère que M. Hugo a donné à Fantine. Si elle est telle qu’il l’a représentée, même dans la dernière abjection, elle se conservera plus digne et moins grossière. Elle pourra haïr et invectiver le maire Madeleine, elle ne lui crachera pas à la figure. Elle pourra se répandre en injures, ses colères auront un autre accent que celui de ses pareilles. Dans cette scène du bureau de police, nous avons sous les yeux non pas Fantine, mais une fille publique quelconque, la première venue. Le