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tard à recevoir des réalités les plus brutales. Il s’inquiétait de ce que je faisais, de ce que je pensais, et me demandait sans cesse ce que j’avais enfin résolu d’entreprendre après ma sortie de province.

« J’apprends, me disait-il, que vous êtes à la tête de votre classe. C’est bien. Ne faites pas fi de pareils avantages. L’émulation au collège est la forme ingénue d’une ambition que vous connaîtrez plus tard. Habituez-vous à garder le premier rang et tenez-vous-y, afin de n’être jamais satisfait de vous dans la suite, s’il vous arrivait de n’occuper que le second. Surtout ne vous trompez pas de mobile, et ne confondez pas l’orgueil avec le sentiment modeste de ce que vous pouvez. Ne considérer en toutes choses, surtout dans les choses de l’esprit, que l’extrême élévation du but, la distance où vous en êtes et la nécessité d’en approcher le plus possible ; cela vous rendra très humble et très fort. L’impossibilité, presque égale pour tous, d’atteindre l’extrémité de certains rêves, vous fera paraître estimable et digne de pitié l’effort que tout homme de bonne foi tentera vers la perfection. Si vous vous en sentez plus près que lui, calculez de nouveau ce qui vous reste à faire, et vos découragemens vaudront mieux au point de vue moral, et vous profiteront plus que vos vanités. »

Au reste, laissez-moi vous rapporter quelques extraits des lettres d’Augustin ; il vous sera facile, en supposant les réponses, de comprendre l’esprit général de notre correspondance, et vous y verrez plus complètement ce qu’étaient alors sa vie et la mienne.

« Paris, 18…

« Déjà dix-huit mois que je suis ici ! Oui, mon cher Dominique, il y a dix-huit mois que je vous ai quitté sur cette petite place où nous nous sommes dit au revoir. Vingt-quatre heures après, chacun de nous se mettait à l’œuvre. Je vous souhaite, mon cher ami, d’être plus satisfait de vous que je ne le suis de moi, La vie n’est facile pour personne, excepté pour ceux qui l’effleurent sans y pénétrer. Pour ceux-là, Paris est le lieu du monde où l’on peut le plus aisément avoir l’air d’exister. Il suffit de se laisser aller dans le courant, comme un nageur dans une eau lourde et rapide. On y flotte et l’on ne s’y noie pas. Vous verrez cela un jour, et vous serez témoin de bien des succès qui ne tiennent qu’à la légèreté des caractères, et de certaines catastrophes qui n’auraient point eu lieu avec un poids différent dans les convictions. Il est bon de se familiariser de bonne heure avec le spectacle vrai des causes et des résultats. J’ignore quelles idées vous avez sur tout cela, si même vous en avez. En tout cas, il est peu probable qu’elles soient justes, et ce qu’il y a de plus triste, c’est que vous avez raison. Le monde devrait être