Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/193

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

més, cette expression d’égarement que donne le vertige, et presque la pâleur d’un enfant qui va mourir. Olivier s’aperçut le premier qu’elle allait s’évanouir et la prit dans ses bras. Quelques secondes après, elle revint à elle en poussant un soupir d’angoisse qui souleva son mince corsage.

— Ce n’est rien, dit-elle en réagissant aussitôt contre cet irrésistible accès de défaillance, et nous descendîmes.

On n’eut plus à parler de cet incident, qui fut oublié sans doute comme beaucoup d’autres. Je me le rappelle aujourd’hui, en vous parlant de nos promenades au phare, comme étant la première indication de certains faits très obscurs qui devaient avoir leur dénoûment beaucoup plus tard.

Quelquefois, quand le temps était particulièrement calme et beau, un bateau venait nous prendre à la côte au bout de la prairie et nous conduisait assez loin en mer. C’était un bateau de pêche, et dès qu’il avait gagné le large, on amenait les voiles ; puis, dans une mer lourde, plate et blanche au soleil comme de l’étain, le patron de la barque laissait tomber des filets plombés. D’heure en heure on retirait les filets, et nous voyions apparaître toute sorte de poissons aux vives écailles et de produits étranges, surpris dans les eaux les plus profondes ou arrachés pêle-mêle avec des algues du fond de leurs retraites sous-marines. Chaque nouveau sondage amenait une surprise, puis on rejetait le tout à la mer, et le bateau s’en allait à la dérive, maintenu seulement par le gouvernail et légèrement incliné du côté où les filets plongeaient. Nous passions ainsi des journées entières à regarder la mer, à voir s’amincir ou s’élever la terre éloignée, à mesurer l’ombre du soleil qui tournait autour du mât comme autour de la longue aiguille d’un cadran, affaiblis par la pesanteur du jour, par le silence, éblouis de lumière, privés de conscience et pour ainsi dire frappés d’oubli par ce long bercement sur des eaux calmes. Le jour finissait, et quelquefois c’était en pleine nuit que la marée du soir nous ramenait à la côte et nous déposait de plain-pied sur les galets.

Rien n’était plus innocent pour tous, et cependant je me rappelle aujourd’hui ces heures de prétendu repos et de langueur comme les plus belles et les plus dangereuses peut-être que j’aie traversées dans ma vie. Un jour entre autres le bateau ne marchait presque plus. D’insensibles courans le conduisaient en le faisant à peine osciller. Il filait droit et très lentement, connue s’il eût glissé sur un plan solide ; le bruit du sillage était nul, tant l’eau se déchirait doucement sous la quille. Les matelots se taisaient, réunis dans le faux pont, et tous mes compagnons, hormis Julie, sommeillaient sur les planches chaudes de la barque, à l’abri de la voile étendue sur l’arrière en