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toujours qu’il va nous raconter une histoire de revenans ou d’esprits frappeurs écrite en marge d’un livre de commerce ou de mathématiques. M. Scribe procédait par l’entre-deux, par ces teintes mixtes, tempérées, qui conviennent à l’homme civilisé des sociétés modernes; M. Sardou procède par les extrêmes. Il donne une petite place au développement logique, à la liaison naturelle des sentimens et des événemens, une place énorme à l’incident, à l’accessoire, à la surprise, à des forces cachées dont la science se charge de faire le Deus ex machina. Il y a dans ses pièces des momens où les acteurs paraissent inertes, où les spectateurs sont frappés d’une sorte de curiosité passive, jusqu’à ce qu’un objet quelconque, élevé par l’auteur à l’état de personnage, vienne mettre la physique ou l’algèbre au service de l’art dramatique. Qui ne se souvient de ce plaisant chapitre de Gil Blas où des poètes se querellent sur le véritable héros de l’Iphigénie d’Euripide? Fabrice s’écrie : « Le héros, c’est le vent! » et il le prouve. Fabrice prévoyait le règne de M. Sardou. Le héros de plusieurs de ses pièces, ce n’est pas le vent; mais c’est tantôt une lettre, tantôt un renard : hier, c’était un coup de tonnerre. On comprend que cette intervention souveraine d’une puissance matérielle, étrangère aux ressorts intérieurs du drame, épargne bien des frais d’imagination et d’analyse; mais on comprend aussi qu’elle s’épuise vite. Déjà le coup de tonnerre de la Perle noire nous semble avoir été moins bien reçu que le renard des Intimes. M. Sardou compromettrait, à ce jeu-là, une réputation croissante et au demeurant légitime. Quelle que soit la complaisance des spectateurs, il est un point où cette complaisance s’arrête et se change en mauvaise humeur : c’est celui où la mystification devient trop forte, où elle cesse d’être en rapport avec l’intérêt excité par le drame, où le public n’est plus assez complice pour se résigner à être dupe. Et puis, si ce système venait à prévaloir, quel lourd bagage ne faudrait-il pas apporter à la représentation des pièces nouvelles pour s’y complaire ou seulement les comprendre? Déjà le théâtre contemporain ne s’est que trop laissé envahir partons ces détails matériels de la vie moderne, qui touchent à l’industrie, à la science, à la politique, au commerce, à l’agiotage, à la procédure, à tout, excepté à la libre et idéale peinture des sentimens et des caractères, à l’amusante saillie des passions et des ridicules. Il y a dans nos pièces nouvelles telle page qui ressemble à un rapport d’ingénieur ou à une discussion d’actionnaires, telle scène qui ne peut complètement intéresser que des savans ou des avoués, tel incident qui n’est parfaitement explicable que pour un physicien ou un naturaliste. Or, sans se rendre bien compte de ses impressions, le public devine instinctivement que ce n’est pas là de l’art de bon aloi, et son ennui d’ailleurs le lui dit mieux que toutes les règles du goût. Ce n’est pas pour nous retrouver en face des réalités qui nous obsèdent pendant le jour que nous allons le soir au théâtre; c’est au contraire pour les oublier, pour chercher, sinon une veine, hélas! trop rare de poésie ou de comédie complète, au moins un peu