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Dès l’ouverture, on sent la main d’un musicien. Après quelques mesures d’un mouvement rapide, une phrase assez élégante est confiée aux violoncelles, soutenus par les harpes. Reprise par les premiers violons, la phrase est menée à bonne fin, et le tout se termine par une péroraison brillante. L’introduction se compose d’un chœur de douaniers très bien rhythmé, des couplets que chante Zemphira, qui n’a pu résister au désir de poursuivre Pablo jusque dans son village, et de la stretta de ce même chœur, qui accompagne le chant de la zingara. Tout cela est piquant et bien dessiné. Le récit de Pablo, qui raconte à sa fiancée Mariquita son entrevue avec la bohémienne, dont il ne peut oublier les traits, est une sorte de déclamation largement dessinée et pleine de sentiment. Le passage surtout où il dépeint l’apparition de cette femme étrange est d’un style élevé et d’une grande allure. Les couplets de la bonne aventure : Je vous dirai, ma chère, que chante Zemphira en tenant la main de Mariquita, ces couplets sont charmans, surtout la conclusion en trio. La romance que chante ensuite la bohémienne en rappelant le souvenir de sa mère : Elle joignait mes mains, est touchante. Le couplets de Spada sont aussi à signaler, ainsi que le trio pour soprano, ténor et basse, entre Zemphira, Spada et Pablo, qui se menacent. J’en aime surtout la phrase que disent à l’unisson les deux rivaux. Cependant le chef-d’œuvre de ce premier acte, qui est si rempli de morceaux remarquables, c’est le boléro que chante Zemphira à travers les barreaux de la prison du village où elle a été renfermée par l’ordre de l’alcade Conconas. Chaque couplet de cette mélodie originale, que la zingara chante en s’accompagnant elle-même avec une guitare qu’elle a trouvée dans la prison, est ramené par un refrain délicieux. C’est un petit chef-d’œuvre que ce boléro, qui mérite bien de devenir populaire. Au second acte, dont la scène se passe dans la retraite sauvage des contrebandiers, on remarque la chanson de la bohémienne avec l’accompagnement du chœur, qui frappe sur chaque temps fort un accord harmonieux. C’est d’un effet ravissant. Vient ensuite un quatuor dont le passage sans accompagnement est curieusement modulé; mais le morceau capital du second acte et peut-être de tout l’ouvrage, c’est la scène longue, variée d’incidens et passionnée, entre les deux femmes, Mariquita et Zemphira, qui se disputent la possession de Pablo. Il y a dans cette scène vigoureuse et vraiment dramatique la marque indélébile d’un digne neveu de Meyerbeer. Je signale cette scène à tous les vrais musiciens, ainsi que le duo, pour soprano et basse, qui vient ensuite entre Zemphira et Spada, que la bohémienne finit par adoucir. Mlle Girard chante et joue avec un véritable talent le rôle si fatigant de Zemphira. C’est une artiste d’un mérite rare, bien mal secondée par Mlle Faivre. qui représente Mariquita, la fiancée. M. Balanqué est un comédien bien intelligent dans le personnage de Spada, qu’il joue avec énergie et noblesse, tandis que M. Peschard, le ténor, qui a une assez jolie voix, ne parvient pas à animer un peu le triste personnage de Pablo. Les chœurs et l’orchestre méritent des éloges.

Je ne sais quel sera devant le public le succès de la Fille d’Egypte. Quoi qu’il arrive cependant, cet opéra en deux actes, d’un style si varié et si ferme, est l’œuvre d’un musicien de bonne race, qui pourrait bien un jour nous donner un grand compositeur dramatique.


P. SCUDO.