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triotes par mon séjour à Kamienieç, alors que je croyais remplir une mission d’intérêt général; mais il ne s’agissait plus désormais que de mon salut personnel, et je ne devais avoir recours qu’à moi seul. Dieu a daigné me soutenir jusqu’au bout dans cette résolution, qui après tout n’était que simplement honnête, et peut-être est-ce en considération de ce vœu, fait dès le début, qu’il a étendu sur moi son bras protecteur.

Dans les derniers jours de janvier 1846, mes préparatifs étaient terminés, et l’époque me sembla d’autant plus favorable que bientôt devait avoir lieu la grande foire d’Irbite, au pied des monts Ourals, une ces foires comme on n’en connaît guère que dans la Russie orientale, dans un pays où la rareté des centres commerciaux, l’immensité des espaces à parcourir et la difficulté des communications ordinaires font de ces sortes de marchés un véritable colluries gentium, et couvrent les routes d’innombrables trains de marchandises et de voyageurs. Je me flattais de l’espoir de me perdre au milieu d’une telle migration de peuples, et j’eus hâte de profiter de la circonstance. Le 8 février 1846, je me mis en marche. J’avais sur moi trois chemises, dont l’une de couleur par-dessus le pantalon selon la mode russe, un gilet et un large pantalon d’un drap épais, sur le tout un petit burnous (armiak) de peau de mouton bien enduit de suif, et qui me descendait jusqu’aux genoux. De grandes bottes à revers et fortement goudronnées complétaient mon costume. Une ceinture de laine blanche, rouge et noire me serrait les reins, et sur ma perruque se dressait un bonnet rond de velours rouge bordé de fourrure, le bonnet que porte un paysan aisé de la Sibérie aux jours de fête ou un commis marchand. J’étais de plus enveloppé d’une grande et large pelisse dont le collet, remonté et retenu par un mouchoir noué à l’entour, avait pour but autant de me préserver du froid que de cacher mon visage. Dans un sac que je portais à la main, j’avais mis une seconde paire de bottes, une quatrième chemise, un pantalon d’été bleu suivant la coutume du pays, du pain et du poisson sec. Dans la tige de la botte droite, j’avais caché un large poignard; je plaçai sous le gilet mon argent, en assignats de 5 et 10 roubles; enfin, dans mes mains couvertes de gros gants de peau, le poil à l’envers, je tenais un bâton noueux et solide.

C’est le soir, ainsi accoutré, que je quittai l’établissement d’Ekaterininski-Zavod par un chemin de traverse. Il gelait très fort; le givre voltigeant dans l’air scintillait aux rayons de la lune. Bientôt j’eus passé mon Rubicon, l’Irtiche, dont je foulais aux pieds la rude carapace glacée, et d’un pas précipité, quoique allourdi par le poids de mes vêtemens, je pris le chemin de Tara, bourgade située à 12 kilomètres du lieu de ma détention. Les nuits d’hiver, pensai-je, sont très longues en Sibérie : combien de chemin ferai-je avant que le