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Pour faire comprendre la rapidité de ma course, qui ne différait en rien de celle des autres Sibériens, il suffira de dire que le troisième jour de mon évasion, et malgré la nuit passée dans la forêt de Tara, je me trouvai le soir bien tard aux portes d’Irbite, à 1,000 kilomètres d’Ekaterininski-Zavod. « Halte, et montrez votre passeport ! » me cria le factionnaire. Par bonheur, il ajouta tout de suite très bas : « Donnez-moi vingt kopeks, et filez droit. » Je satisfis avec empressement à l’exigence de la loi si à propos modifiée, et bientôt j’arrivai devant une hôtellerie, où d’abord on ne voulut pas me recevoir, parce que la place manquait ; on finit cependant par m’accueillir sur ma déclaration que je ne comptais y passer que la nuit, sûr que j’étais de retrouver le lendemain mon patron et de loger avec lui. Je sortis ensuite, feignant de me rendre au bureau de police, et je revins dire qu’on y avait pris mes papiers pour me les rendre le lendemain. L’izba (la grande chambre de réunion) était encombrée de yamstchiks ; il y régnait une odeur de goudron à faire tourner la tête. Je parlai beaucoup de mon patron, de nos affaires, et je fis mon possible pour prendre part à un bruyant repas sibérien composé d’une soupe aux raves, de poissons secs, de gruau à l’huile et de choux marines. Le repas fini, chacun paya son écot au maître de la maison et prépara comme il put sa couche dans l’izba. Les uns s’étendirent sur le poêle, les autres sur de la paille, celui-là par terre, celui-ci sur le banc ou même dessous. Je fis comme les autres, mais je ne pus dormir : tant de craintes et d’espérances agitaient mon esprit !

Sur pied au point du jour comme la plupart de mes compagnons de l’izba, j’eus soin de faire dans la forme la plus orthodoxe les trois salutations de rigueur (poklony) devant les saintes images qui se trouvent dans le coin de toute demeure russe, je mis mon sac sur le dos, et je sortis sous prétexte de chercher mon patron. Malgré l’heure matinale, la grande place était déjà très animée. Irbite est une ville d’assez agréable aspect, quoique construite entièrement en bois ; les rues y sont larges, les places et les marchés spacieux. Partout s’élevaient des boutiques bâties, selon la coutume russe, avec des planches minces, pour le temps de la foire. Des traineaux rangés comme un régiment contenaient des ballots de marchandises, et ceux qui étaient vides se trouvaient entassés les uns sur les autres ; il y avait des milliers de pareils véhicules. Du reste je ne fis pour ainsi dire que traverser la ville, car plus d’une raison me conseillait de ne pas m’y arrèter trop longtemps. Je craignais surtout de rencontrer en tel lieu et à telle époque une de mes nombreuses connaissances d’Ekaterininski-Zavod, et je n’avais nulle envie de mettre sans nécessité mon déguisement à l’épreuve. J’achetai dans