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manquer. C’était évidemment cette grande réputation de Deerfoot qui avait piqué la curiosité du prince de Galles et qui l’amenait au Fenner’s recreation ground. Aussi, dès que le peau-rouge se fut montré dans l’enceinte, le prince, qui était assis dans l’estrade des dames, le fit demander et lui serra cordialement la main devant tout le monde. Il était trois heures, et la grande course allait commencer.

Trois coureurs anglais se présentèrent pour disputer le terrain à Deerfoot ; deux au moins d’entre eux étaient ce que nos voisins appellent en condition et en forme c’est-à-dire avec des muscles durs comme le fer et des yeux brillans de tout l’éclat d’une rude santé. Un léger tissu de soie laissait admirablement deviner toutes les lignes du corps, et chaque concurrent portait une couleur différente, verte, bleue ou orange. Leur costume, quoique formant un groupe assez pittoresque, se trouvait tout à fait éclipsé par celui de l’Indien. Il avait autour de la tête un mince bandeau rouge orné de grosses perles et dans lequel était plantée une plume d’aigle, autour du corps une ceinture de peau de bête, aux pieds des mocassins, et sur ses habits de petites sonnettes de cuivre, dont il paraissait aussi fier qu’une mule espagnole de ses grelots. Ces insignes étaient, disait-on, les emblèmes de sa tribu. Il s’agissait, ce jour-là, d’une course de six milles, qui consistait à tourner vingt fois autour du champ clos. Le compteur ou timekeeper prit solennellement son siège près du poteau. Le timekeeper est un personnage important ; l’œil fixé sur un de ces infaillibles chronomètres qui, au besoin, régleraient le soleil, il décide en combien de minutes et de secondes le terrain a été éclairci par les coureurs (cleared). Le signal fut donné, et les hommes partirent. Ce qui frappa tout d’abord, ce fut la différence de style entre les coureurs anglais et l’Indien. Les premiers déployaient, en effleurant le terrain, ce que l’on appelle ici la beauté de l’action ; à la rapidité, ils ajoutaient l’aisance et une sorte de grâce ; le peau-rouge au contraire, le dos un peu courbé, roulant et se balançant de droite à gauche, courait avec toute la vitesse, mais aussi avec la brutalité d’un bison sauvage. Le champ de course présentait alors, avec ses différentes couleurs, un spectacle excitant ; tantôt c’était le bleu qui prenait la tête, tantôt l’orange tantôt le vert, ou bien ils couraient tous ensemble épaule contre épaule, ombre contre ombre, avec la raideur et la légèreté d’une pierre lancée par la fronde. L’Indien se trouvait quelquefois devancé, ou même distancé ; mais alors il se précipitait tête baissée, glissait, bondissait, et si par momens une partie des spectateurs le perdait de vue, le bruit de ses clochettes était là pour attester qu’il serrait de près ses adversaires. Sa grande taille contrastait avec celle d’un des coureurs anglais, le petit Barker ; on eût dit Goliath contre Da-