Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/278

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dant nous nous égarons souvent. Vous avez eu tort de vous mettre en route par une telle tempête. Allons, goûtez un peu cela.

Il approcha de mes lèvres une bouteille en bois; je bus une gorgée d’eau-de-vie qui me ranima subitement, mais me brûla en même temps les entrailles à me faire sauter de douleur; j’exécutai sans le vouloir une véritable tarentelle. « Allons, calmez-vous donc! » me cria l’étranger, et il me tendit du pain et du poisson sec que j’avalai avec une sorte de fureur. Je me rassis de nouveau au pied de l’arbre, et mon compagnon prit place à mes côtés. C’était un trappeur de profession (promychlennik) qui, après avoir fait son butin, retournait chez lui le fusil en bandoulière et les patins aux pieds. Quand je me sentis un peu calmé, il voulut me conduire à une izbouchka voisine.

— Je vous remercie de tout mon cœur ; que le bon Dieu vous récompense !

— Eh quoi! nous sommes des chrétiens! Allons, en marche, l’ami, et pas de faiblesse.

Je me levai, mais avec grande difficulté; la tête me tournait. Recueillant toutes mes forces, je suivis mon conducteur en m’appuyant de temps en temps sur son bras. Enfin nous atteignîmes la route, et le trappeur me quitta en me recommandant à Dieu; il disparut bientôt au milieu du bois. J’apercevais de loin l’izbourhka, ma joie défie toute description; j’y serais allé, je crois, même si j’avais su que des gendarmes m’y attendaient pour m’arrêter. J’arrivai jusqu’à la porte; mais, le seuil une fois franchi, je ne pus plus me tenir debout, et je roulai par terre sous un banc. Après quelques minutes d’un complet évanouissement, je repris mes sens, et je demandai une nourriture chaude. On me donna un peu de soupe aux raves; mais, quoique tourmenté par la faim, je ne pus rien avaler. Je m’endormis sur le banc vers midi, et je ne fus éveillé que le lendemain, vers la même heure, par mon hôte, qui était inquiet. C’était un brave et honnête homme, et son affabilité redoubla lorsqu’il apprit que je faisais un pieux pèlerinage à l’île sainte de la Mer-Blanche. J’étais en nage, tous mes vêtemens étaient mouillés; il fallut les faire sécher sur le poêle. Le sommeil, le repos, la douce chaleur, m’avaient bien vite restauré; je pus prendre des alimens et me remettre de nouveau en route malgré les instances de mon hôte, qui aurait voulu me voir reposer encore un jour chez lui. J’avais quelques raisons de tenir à ma résolution; mais je dus lui promettre solennellement de lui rendre visite au retour de mon pèlerinage.

Ces izbouchka furent ma tentation constante pendant mon rude voyage jusqu’à Véliki-Oustioug. Combien de fois, quand après plusieurs jours de marche je passais devant un de ces toits hospita-