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d’aigle, la ceinture et les autres insignes dont se décore ce fils des forêts en souvenir de sa tribu ont été achetés à Londres chez un marchand de costumes de théâtre. À cela près, Deerfoot n’en est pas moins un rejeton très authentique de la souche indienne d’Amérique ; il porte sur tous ses traits le cachet de sa race, et ceux qui l’ont vu comme moi se baigner dans la mer, où il nage aussi bien qu’un phoque, ne douteront point que ce ne soit un peau-rouge pur sang. On peut donc le regarder, charlatanisme à part, comme le rival des derniers Mohicans venant jeter un superbe défi aux coureurs de la pâle Angleterre. Quel motif peut maintenant avoir porté les Anglais à conserver chez eux depuis des siècles avec toute sorte d’encouragemens et de curiosité un art qui, à un certain point de vue, est un retour vers la barbarie ? Je crois après tout qu’ils ont eu raison. L’homme parfait ne serait-il point celui qui participerait à tous les développemens de la civilisation sans avoir perdu pour cela aucun des avantages de l’état de nature ? Ce qui ne se peut chez l’homme est peut-être possible dans une nation, grâce à la division du travail. Les Anglais l’ont pensé : de Là leurs efforts pour conserver chez eux à l’état de spécialité certains dons et certains talens physiques, tels que la course, qui étaient à l’origine le partage et l’exercice journalier de presque tous les individus.

N’est-il point encore curieux d’étudier les modifications que l’état de société semble avoir introduites sous ce rapport dans la nature de l’homme ? Il y a beaucoup de pédestriens en Angleterre qui auraient raison de Deerfoot dans une course de trois ou quatre milles ; mais très peu d’entre eux sont en état de lui tenir tête au-delà de cette limite. Des Anglais ont, je le sais, prétendu qu’il y avait de la fraude, et que les antagonistes de l’Indien mettaient une sorte d’esprit de spéculation à se laisser vaincre. Avant lui, disent-ils, les défis à la course (running mathes) étaient tombés très bas dans l’opinion publique à cause des manœuvres ténébreuses qui s’y glissaient et des mœurs de la confrérie ; l’arrivée d’un peau-rouge a donné de l’éclat à un exercice qui rentre d’ailleurs dans le caractère anglais ; les coureurs de profession ont donc intérêt à le soutenir et à lui céder la victoire : même en perdant, ils gagnent, car ils reçoivent dans tous les cas une partie de la recette, — ce qu’on appelle ici gate money. Cet argument néanmoins n’a convaincu personne, si j’en juge par la foule qui se porte toujours à ces sortes de courses. On oublie de plus que Deerfoot n’a point seulement à se mesurer avec ses compétiteurs : il a un autre adversaire beaucoup plus incorruptible, le temps. Non-seulement l’Indien a laissé derrière lui dans toutes les longues courses les pédesriens à visage blanc, mais encore il a parcouru le terrain en moins de minutes