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et je la recommanderais surtout à nos braves montagnards des Karpathes.

Le pays d’Olonets est traversé en tous sens par des canaux destinés à relier entre eux les divers fleuves et lacs, Onéga, Ladoga, Vytiégra, Svir, etc., qui form.ent ici le principal réseau de communications. Pour l’entretien et la surveillance de ces canaux, des corps de garde sont établis sur des points différens, occupés constamment par des soldats. La plupart étaient des Polonais qui y gémissaient depuis seize ans, depuis 1831. D’Archangel à Vytiégra, j’ai vu plusieurs de mes malheureux compatriotes incorporés dans ces compagnies militaires; malgré ce long séjour, ils parlaient fort mal le russe. Je m’entretenais souvent avec eux comme un homme de la Sibérie, et me laissais raconter leurs peines. Je me souviens surtout d’un mot sinistre qui me fit frémir. Après avoir écouté les doléances d’un de ces malheureux compatriotes sur les travaux et les fatigues de la vie du soldat, je lui dis en vrai paysan russe : « Mais enfin on ne vous bat pas tant! — Comment? on ne nous bat pas! — me répondit-il avec un rire presque sauvage, — crois-tu donc qu’on mange gratuitement le pain du tsar!... » Une autre douloureuse rencontre que je faisais souvent dans ce pays était celle des convois (partyé) d’enfans juifs qu’on conduisait à Archangel. On sait que, tandis que le gouvernement russe ne recrute dans le pays polonais que les chrétiens adultes, il y prend à la population juive les enfans âgés de dix à quinze ans, voulant par là leur faire oublier plus sûrement les traditions de famille et de religion et les dresser à la vie de soldat, pour laquelle les Israélites adultes sont réputés moins propres. Une grande partie de ces recrues d’un âge tendre est destinée au service naval et envoyée aux différens ports de la Mer-Blanche. Le spectacle de ces pauvres enfans, rasés, couverts de leurs petites pelisses, et que chassaient devant eux comme un troupeau les soldats chargés du convoi, était navrant. Beaucoup parmi eux, à ce que m’assuraient les indigènes, mouraient en route.

C’est aussi dans le pays d’Olonets que j’observai un autre symptôme non moins curieux de l’état moral de la Russie. J’étais entré dans une hutte pour demander mon chemin; c’était sur la route qui mène de Kargopol à Vytiégra. Je ne trouvai dans la cabane qu’un vieillard à l’air respectable et à la longue barbe blanche. Une fois engagé dans la conversation, il s’exprima bientôt avec une haine si violente contre les popes, le gouvernement et le tsar, qu’il ne me fut pas difficile de reconnaître un starovier. Puis, voyant en moi un homme assez enclin à partager ses opinions religieuses, il s’étendit longuement et en versant des larmes sur la vraie foi persécutée. Pour me prouver que la manière de faire le signe de croix adoptée