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dans une prison fut bien plus encore la honte que la tristesse et le désespoir. Avoir échappé à la katorga, traversé les monts Ourals, couché des mois sous la neige dans des terriers ostiakes, enduré tant de souffrances et tant de privations, sauté par-dessus la frontière russe à travers les balles, pour tomber tout bonnement dans les mains d’un gardien de nuit prussien!... en vérité, cela me paraissait par trop ridicule, et je rougissais devant moi-même.

Le lendemain, à dix heures, je fus conduit à la police, et là commencèrent les tristes et abjectes nécessités du dissimulare et simulare de tout homme qui doit ruser avec la loi. Je me prétendis Français, ouvrier en coton, revenant de Russie et ayant perdu mon passeport; je donnai mes adresses dans l’un et dans l’autre pays, mais je voyais bien que mes affirmations n’inspiraient aucune confiance. Ce dont je souffrais le plus, c’était de remarquer à ce premier interrogatoire, et surtout dans les suivans, qu’on me prenait pour un malfaiteur ayant intérêt à cacher un acte malhonnête. Je demandai à être renvoyé en France, où je serais prêt à répondre devant la justice de toutes mes actions et à subir toutes les conséquences de ce qu’on pourrait découvrir sur mon compte.

Je fus écroué à la Tour-Bleue (Blauer-Thurm) où j’eus pour compagnon plus d’un bourgeois (buerger) détenu pour banqueroute frauduleuse et autres peccadilles. La Tour-Bleue n’avait certes rien de bien horrible pour un homme qui avait connu les prisons russes et la katorga) mais l’incertitude, l’irritation causée par ce triste incident me rappelaient presque les plus mauvais jours de mon existence depuis quelques années. Enfin, après un mois de détention, appelé de nouveau à la police, on me signifia que toutes les adresses que j’avais fournies avaient été démontrées inexactes, et que les soupçons les plus graves planaient sur moi. Las de feindre, irrité surtout de passer pour un malfaiteur qui se cachait, je demandai à entretenir en particulier un des hauts fonctionnaires qui m’interrogeaient, ainsi que M. Fleury, Français naturalisé depuis trente ans à Kœnigsberg, interprète-juré, et qui assistait toujours à l’enquête. Laissé seul avec ces deux messieurs, je leur dis franchement qui j’étais, et je remis mon sort dans leurs mains. Je ne saurais dire l’étonnement, la stupeur et en même temps la profonde consternation de mes deux interlocuteurs en apprenant qu’ils avaient devant eux un Polonais, un condamné politique échappé à la katorga et revenant de la Sibérie... Le fonctionnaire ne put d’abord prononcer une parole; enfin il s’écria : « Mais, malheureux, nous allons vous livrer; la convention est formelle!... Mon Dieu! mon Dieu! pourquoi êtes-vous venu ici?..... — Je voulais vous épargner l’embarras et le remords; pourquoi ne m’avez-vous pas renvoyé en France, comme je le demandais? » On me fit raconter les détails de