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mandement dans son armée. Il le mit à la tête d’un bataillon de réguliers. J’ai déjà dit ce qu’était cette troupe. Elle rappelait nos zouaves par ses armes et par son costume; mais le costume et les armes étaient tout ce qu’elle avait de commun avec les soldats français. Zabori comprit sur-le-champ à quelle race nouvelle il aurait désormais affaire. Au lieu de ce bien-être qui avait inondé son cœur aux premières heures de son arrivée parmi nous, il éprouvait un dégoût et un malaise dont il n’avait pas soupçonné l’amertume. Il essayait bien de se dire qu’après tout il n’était point Français, qu’il pouvait obéir sans scrupule à son amour de l’aventure, qu’il ne portait pas les armes contre son pays : on ne passe pas impunément une seule minute sous les plis de notre drapeau.

Rendons-lui justice d’ailleurs : il ne voulut pas être un renégat. Il résista aux démarches qui furent multipliées auprès de lui pour le détacher de sa religion. Il ne voulut pas imiter ce frivole comte de Bonneval qui, au XVIIIe siècle, s’en alla mourir musulman dans l’ombre d’un sérail. Quoique sa foi eût reçu bien des atteintes, il ne la regardait pourtant point comme un haillon, pour me servir de l’expression d’un poète, ou s’il la regardait comme un haillon, c’était pour lui du moins un haillon sacré, semblable à ceux qui pendent à la hampe noircie d’un drapeau. Il conserva donc avec obstination et fierté son nom de chrétien, qui devint un sobriquet périlleux sous lequel on le désigna dans l’armée de l’émir. C’est là du reste ce qui nous permet de continuer son histoire. Quoiqu’il n’ait pas été prononcé par nos lèvres, le serment du baptême est le seul que nous ne puissions violer sans faire dans la cité chevaleresque une irréparable rature. Croyans ou non, il faut que nous tenions cet engagement pris pour nous par les êtres qui nous ont engendrés à l’idéal. Ainsi du reste pensait Zabori, et je me suis servi de ses propres paroles.

L’émir passa quelques semaines sans tenter d’attaques contre les chrétiens. Zabori, pendant ses momens de repos, eut le temps de s’accoutumer un peu aux étranges compagnons qu’il s’était donnés; puis il crut un instant qu’il allait obtenir quelque chose qui ressemblerait à de l’oubli et à du calme. Jamais, au sein même de la vie errante qu’il avait menée sous le drapeau français, il ne s’était trouvé dans un semblable contact avec la nature. Malgré les élémens européens qui s’y étaient furtivement introduits, le camp d’Abd-el-Kader ne rappelait en rien les camps des vieilles nations civilisées. Laërte se disait parfois qu’à moins d’être mort il ne pourrait pas être plus profondément séparé de tout ce qu’il avait connu, ni embrasser dans une plus intime étreinte ces choses inhumaines avec lesquelles les plus poétiques natures n’ont d’ordinaire que de