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steppes qui s’étendent derrière les horizons enflammés de la jeunesse, à cet âge désenchanté où il avait déjà fait ses premiers pas. Alors, derrière toutes ces joyeuses et burlesques apparences, Laërte aperçut distinctement des réalités navrantes. Les mille regards féminins qui rayonnaient comme des étoiles dans la nuit des masques vinrent mourir sur les glaces de son cœur. Les turbulentes audaces des hommes ne lui inspirèrent plus qu’une morne tristesse; il savait dans quelle poussière nous rejettent ces élans d’une fougue insensée. Enfin, chose plus horrible que toutes ces appréciations désolées de son expérience, les spectres de sa solitude revinrent à lui au milieu de cette foule. Il se reconnut lui-même sous le déguisement qu’il portait; il revit son propre visage tel que l’avaient fait les remords et les années, il se mit à frémir. Il se demanda ce qu’il était était venu faire à cette fête, lui meurtrier, presque renégat. Comment avait-il pu espérer quelque soulagement de sa mascarade impie? Il se sentait réclamé par ce sépulcre d’où il était sorti un moment. Le suaire dont il avait voulu faire un domino protestait contre sa fantaisie et secouait des frissons lugubres sur tous ses membres.

Tout en se livrant à ces impressions, il leva la tête, et il aperçut dans le coin d’une loge un visage qui captiva son attention. Ce visage lui rappelait la plus funeste et la plus décisive action de sa vie. Dans le lieu de plaisir où venait de le transporter un caprice, il retrouvait la femme qu’il avait vue s’esquiver de sa maison en passant sur un cadavre. Une minute lui avait suffi pour être bien sûr qu’il avait sous les yeux la veuve du colonel de Sennemont. La personne qu’il avait découverte dans l’ombre d’une avant-scène était enveloppée d’un domino elle n’avait soulevé son masque qu’un instant, pour remédier à un léger désordre de sa coiffure; mais Laërte savait désormais quels traits recouvrait ce masque. C’était bien en effet l’ancienne marquise de Sennemont qui venait d’apparaître à Zabori. Laure était rentrée chez elle sans mauvaise rencontre dans la matinée du meurtre. Excepté Serpier, aucun officier de la légion étrangère n’avait soupçonné la vérité. On s’était perdu en conjectures sur les motifs qui avaient pu amener la scène sanglante de la maison mauresque. Mme de Sennemont était restée en Afrique; elle avait passé le temps de son veuvage chez son père, qui occupait un emploi administratif dans la colonie, exécutant peu à peu sa rentrée dans la société algérienne d’après les règles prescrites par le code du deuil. Le jour où un gris de tourterelle remplaça dans ses ajustemens les sombres couleurs, elle encouragea la candidature conjugale d’un jeune fonctionnaire qui fréquentait la maison de son père. Elle reprit, avec les teintes roses, les liens du mariage si légers à ses mains souples et habiles. Elle était main-