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qu’il fallait avant tout s’assurer s’il était compatible avec des droits que nous avions tous l’intention de respecter; que nous étions venus pour garantir les droits de chacun, et qu’il serait trop malheureux que nous débutassions par les violer; que l’idée de tout arranger avant d’assembler le congrès était pour moi une idée nouvelle; qu’on proposait de finir par où j’avais cru qu’il était nécessaire de commencer; que peut-être le pouvoir que l’on proposait d’attribuer aux six puissances ne pourrait leur être donné que par le congrès; qu’il y avait des mesures que des ministres sans responsabilité pouvaient facilement adopter, mais que lord Castlereagh et moi nous étions dans un cas tout différent. — Ici lord Castlereagh a dit que les réflexions que je faisais lui étaient toutes venues à l’esprit, qu’il en sentait bien la force; mais, a-t-il ajouté, « quel autre expédient trouver pour ne pas se jeter dans d’inextricables longueurs? » J’ai demandé pourquoi dès à présent on ne réunissait pas le congrès, quelles difficultés on y trouverait. Chacun alors a présenté la sienne. Une conversation générale s’en est suivie, Le nom du roi de Naples s’étant présenté, M. de Labrador s’est exprimé sur lui sans ménagement. Pour moi, je m’étais contenté de dire : « De quel roi de Naples parle-t-on? Nous ne connaissons point l’homme dont il est question. » Et sur ce que M. de Humboldt avait remarqué que des puissances l’avaient reconnu et lui avaient garanti ses états, j’ai dit d’un ton ferme et froid : « Ceux qui les lui ont garantis ne l’ont pas dû, et par conséquent ne l’ont pas pu. » Et pour ne pas trop prolonger l’effet que ce langage a véritablement et visiblement produit, j’ai ajouté : « Mais ce n’est point de cela qu’il est maintenant question. » Puis, revenant au congrès, j’ai dit que les difficultés que l’on paraissait craindre seraient peut-être moins grandes qu’on ne l’avait cru, qu’il fallait chercher et que l’on trouverait sûrement le moyen d’y obvier. Le prince de Hardenberg a annoncé qu’il ne tenait point à tel expédient plutôt qu’à tel autre, mais qu’il en fallait un d’après lequel les princes de *** et de Lichtenstein n’eussent pas à intervenir dans les arrangemens généraux de l’Europe. Là-dessus on s’est ajourné au sur- lendemain, après avoir promis de m’envoyer, ainsi qu’à M. de Labrador, des copies du projet de déclaration et de la lettre du comte de Palmella[1]


Il serait difficile d’exprimer et l’on ne saurait exagérer le désarroi jeté au sein de la conférence par cette première intervention du représentant de la France. L’émotion de ses collègues fut d’autant plus vive qu’avec une habileté de mise en scène consommée M. de Talleyrand, sûr de lui-même, armé de son visage impassible, de ses façons aisées de grand seigneur, n’avait laissé voir pendant toute cette scène qu’une sorte de tranquillité nonchalante qui lui était ordinaire, celle de quelqu’un qui, connaissant la portée de ses paroles, sait d’avance l’effet qu’elles vont produire. Cet effet fut immense. « L’intervention de Talleyrand et de Labrador, dit M. de Gentz[2], a furieusement dérangé nos plans. Ils ont protesté contre la forme que nous avions adoptée. Ils nous ont bien tancés pendant

  1. Lettre particulière de M. de Talleyrand à Louis XVIII, 4 octobre 1814.
  2. Journal de M. de Gentz, secrétaire-général du congrès de Vienne; Leipzig 1861.