Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/426

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

partement, j’allai me cacher dans un quartier perdu, je fis appel à tout ce qui me restait de raison, d’intelligence et d’amour du bien, et je recommençai une nouvelle épreuve dont j’ignorais la durée, mais qui, dans tous les cas, devait être la dernière.


XVI.

Ce changement s’opéra du jour au lendemain et fut radical. Ce n’était plus le moment d’hésiter ni de se morfondre. Maintenant j’avais horreur des demi-mesures. J’aimais la lutte. L’énergie surabondait en moi. Rebutée d’un côté, ma volonté avait besoin de se retourner dans un autre sens, de chercher un nouvel obstacle à vaincre, tout cela pour ainsi dire en quelques heures, et de s’y ruer. Le temps me pressait. Toute question d’âge à part, je me sentais sinon vieilli, du moins très mûr. Je n’étais plus un adolescent qu’un chagrin cloue tout endolori sur les pentes molles de la jeunesse. J’étais un homme orgueilleux, impatient, blessé, traversé de désirs et de chagrins, et qui tombait tout à coup au beau milieu de la vie, — comme un soldat de fortune un jour d’action décisive à midi, — le cœur plein de griefs, l’âme amère d’impuissance, et l’esprit en pleine explosion de projets.

Je ne mis plus les pieds dans le monde, au moins dans cette partie de la société où je risquais de me faire apercevoir et de rencontrer des souvenirs qui m’auraient tenté. Je ne m’enfermai pas trop à l’étroit, j’y serais mort d’étouffement ; mais je me circonscrivis dans un cercle d’esprits actifs, studieux, spéciaux, absorbés, ennemis des chimères, qui faisaient de la science, de l’érudition ou de l’art, comme ce Florentin ingénu qui créait la perspective, et la nuit réveillait sa femme pour lui dire : « Quelle douce chose que la perspective ! » Je me défiais des écarts de l’imagination : j’y mis bon ordre. Quant à mes nerfs, que j’avais si voluptueusement ménages jusqu’à présent, je les châtiai, et de la plus rude manière, par le mépris de tout ce qui est maladif et le parti-pris de n’estimer que ce qui est robuste et sain. Le clair de lune au bord de la Seine, les soleils doux, les rêveries aux fenêtres, les promenades sous les arbres, le malaise ou le bien-être produit par un rayon de soleil ou par une goutte de pluie, les aigreurs qui me venaient d’un air trop vif et les bonnes pensées qui m’étaient inspirées par un écart du vent, toutes ces mollesses du cœur, cet asservissement de l’esprit, cette petite raison, ces sensations exorbitantes, — j’en fis l’objet d’un examen qui décréta tout cela indigne d’un homme, et ces multiples fils pernicieux qui m’enveloppaient d’un tissu d’influences et d’infirmités, je les brisai. Je menais une vie très active. Je lisais énormément. Je ne me dépensais pas, j’amassais. Le senti-