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passager de leurs contemporains, sans autre résultat que de plaire et d’être oubliés ; quelques-uns avaient un faux air de nécessité qui trompait, vus de près, mais que l’avenir se chargera de définir. Un tout petit nombre, et j’en fus effrayé, possédaient ce rare, absolu et indubitable caractère auquel on reconnaît toute création divine ou humaine, de pouvoir être imitée, mais non suppléée, et de manquer aux besoins du monde, si on la suppose absente. Cette sorte de jugement posthume, exercé par le plus indigne sur tant d’esprits d’élite, me démontra que je ne serais jamais du nombre des épargnés. Celui qui prenait les ombres méritantes dans sa barque m’aurait certainement laissé de l’autre côté du fleuve. Et j’y restai.

Une fois encore j’entretins le public de mon nom, du moins de mon personnage imaginaire ; ce fut la dernière. Alors je me demandai ce qui me restait à faire, et je fus quelque temps à me résoudre. Il y avait à cela une difficulté de premier ordre. Ma vie, détachée de bien des liens, comme vous voyez, et désabusée de bien des erreurs, ne tenait plus qu’à un fil ; mais ce fil, horriblement tendu, plus résistant que jamais, me garrottait toujours, et je n’imaginais point que rien pût le briser.

Je n’entendais presque plus parler de Madeleine, excepté par Olivier, que je voyais peu, ou par Augustin, que Mme de Nièvres avait attiré chez elle, surtout depuis l’époque où j’avais disparu. Je savais vaguement quel était l’emploi de sa vie extérieure ; je savais qu’elle avait voyagé, puis habité Nièvres, puis repris ses habitudes à Paris deux ou trois fois, pour les quitter de nouveau presque sans motif et comme sous l’empire d’un malaise qui se serait traduit par une perpétuelle instabilité d’humeur et par des besoins de déplacement. Quelquefois je l’avais aperçue, mais si furtivement et à travers un tel trouble que chaque fois j’avais cru faire une sorte de rêve pénible. Il m’était resté de ces fugitives apparitions l’impression d’une image bizarre, d’un visage défait, comme si les noires couleurs de mon esprit eussent déteint sur cette rayonnante physionomie.

À cette époque à peu près, j’eus une grande émotion. Il y avait une exposition de peinture moderne. Quoique très ignorant dans un art dont j’avais l’instinct sans nulle culture, et dont je parlais d’autant moins que je le respectais davantage, j’allais quelquefois poursuivre à propos de peinture des examens qui m’apprenaient à bien juger mon époque, et chercher des comparaisons qui ne me réjouissaient guère. Un jour, je vis un petit nombre de gens qui devaient être des connaisseurs arrêtés devant un tableau et discourant. C’était un portrait coupé à mi-corps, conçu dans un style ancien, avec un fond sombre, un costume indécis, sans nul accessoire : deux mains splendides, une chevelure à demi perdue, la tête présentée de face.